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LES CONTES POPULAIRES

L'EGYPTE ANCIENNE

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G. MASPERO

Membre de l'Institut,

Professeur au Collège de France,

Directeur général du Service des Antiquités du Caire.

LES

CONTES POPULAIRES

DE

L'EGYPTE ANCIENNE

TROISIÈME ÉDITION ENTIÈREMENT REMANIÉE ET AUGMENTÉE

LIBRAIRIE ORIENTALE ET AMÉRICAINE E. GUILMOTO, Éditeur

6, RUE DE MÉZIÈRES, PARIS

INTRODUCTION

Lorsque M. de Rougé découvrit en 1852 une nouvelle d'époque pharaonique analogue aux récits des Mille et une Nuits, la sur- prise en fut grande, même chez les savants qui croyaient le mieux connaître l'Egypte ancienne. On avait trouvé dans les papjTus des hymnes à la divinité, des poèmes historiques, des écrits de magie ou de science, des lettres d'affaires, une littérature sérieuse et solennelle, mais des contes ! Les hauts person- nages dont les momies reposent dans nos musées avaient un renom de gravité si bien établi, que personne au monde ne les avait soupçonnés d'avoir lu ou composé des romans, au temps ils n'étaient encore momies qu'en espérance. Le conte exis- tait pourtant; il avait appartenu à un prince, à un enfant de roi qui fut roi lui-même, à Sétoui II, fils de Ménéphtah» petit-fils de Sésostris. Une Anglaise de passage à Paris, ma- dame Elisabeth d'Orbiney, avait remis à M. de Rougé un papy- rus qu'elle avait acheté en Italie, et dont elle désirait connaître le contenu. Il y était question de deux frères dont le plus jeune, accusé faussement par la femme de l'autre et contraint à la fuite, se transformait successivement en taureau, puis en arbre, avant de renaître une dernière fois dans le corps d'un roi. Le mémoire de M. de Rougé était une paraphrase plutôt qu'une traduction (1). Plusieurs parties du texte étaient à peine effleu- rées, d'autres étaient coupées à chaque instant par des lacunes,.

(1) Dans la Revue arcke'otof/ique, 18o2, t. VHI, p. 30 sqq., et dans l'Athé- naeum Français, t. I, 1832, p. 280-284.

VI INTRODUCTION

provenant soit de l'usure du manuscrit, soit de la difficulté qu'on éprouvait alors à déchifTrer beaucoup de signes ou à suivre certaines tournures grammaticales : le nom même du héros était mal transcrit (1). Depuis, nul morceau de littérature égyptienne n'a été plus minutieusement étudié, ni à plus de profit. L'industrie incessante des savants en a corrigé les fautes et comblé les vides : le CoiUe des deux Frères se lit aujourd'hui couramment, à quelques mots près (2).

Pendant douze ans, il demeura unique de son espèce. Mille reliques du passé reparurent au jour successivement, listes de provinces conquises, catalogues de noms royaux, inscriptions funéraires, chants de victoire, des épîtres familières, des livres de comptes, des formules d'incantation magique, des pièces ju- diciaires, jusqu'à des traités de médecine et de géométrie, rien qui ressemble à un roman. En 1864, le hasard des fouilles ra- mena au jour, près de Déi r-el-Médinéh et dans la tombe d'un reli- gieux copte, un cofTre en bois qui contenait, avec le cartulaire d'un couvent voisin, des manuscrits de nature moins monastique, les recommandations morales d'un scribe à son fils (3), des prières pour les douze heures de la nuit, et un conte fantastique plus étrange encore que le Conte des deux Frères. Le héros s'appelle Satni et il se débat contre une bande de momies par- lantes, de sorcières, de magiciens, d'êtres ambigus dont on se demande s'ils sont morts ou vivants. Ce qu'un roman de mœurs païennes avait à faire dans la tombe d'un moine, on ne le voit pas bien. On conjecture que le possesseur des papyrus a être un des derniers Égyptiens qui aient entendu quelque chose aux écritures anciennes; lui mort, ses dévots confrères enter- rèrent avec lui des manuscrits que personne ne comprenait plus, et sous lesquels ils flairaient je ne sais quels pièges du

(1) Saluu au lieu de Biliou. Ce fut du reste M. de Rougé lui-môme qui corrigea par la suite cette erreur de lecture.

(2) C'est le premier des contes imprimés dans ce volume, p. 1-20.

(3) Analysées par Maspero dans Tlie Academy (août 1871), et par Brugscli, AUx(/i/ptische Lehensregeln in einem hieratischen Papyrtis des vice-kânif/lichen Muséums zu Bulaq, dans la Zeilschrifl, 1872, p. 49-51, traduit entièrement par E. de Rougé. Élude sur le Papyrus du Musée de lioulaq, lue à la séance du 95 août 1S7S, in-8», 12 p. (E.ttrait des Comptes rendus de ^'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, série, t. VII, p. 340-351), par Chabas, LÈqypIologie, t. I-II, Les Maximes du scribe Ani, in-S", 1876-1877, et par Amélineau, la Morale Égyptienne, in-8».

INTRODUCTION VII

démon. Quoi qu'il en soit, le roman était là, incomplet du début, mais assez intact partout ailleurs pour qu'un savant accoutumé au démotique le déchiffrât sans difficulté. L'étude de l'écriture démotique (1) n'était pas des plus populaire parmi les égypto- logues : la ténuité et l'indécision des caractères qui la compo- sent, la nouveauté de plusieurs formes grammaticales, l'aridité ou la niaiserie des textes, les effrayaient ou les rebutaient. Ce qu'Emmanuel de Rougé avait fait pour le papyrus d'Orbiney, Brugsch en était seul capable pour le papyrus de Boulaq : la traduction qu'il en a imprimée, en 1867, dans la Revue archéologique, est si fidèle qu'aujourd'hui encore on y a peu changé (2).

Depuis lors, les découvertes se sont succédé sans interrup- tion. En 1874, Goodwin furetant au hasard dans la collection Harris que le Musée Britannique venait d acquérir, mit la main sur les Aventures du prince prédestiné (3), et sur un fragment qu'il prit pour l'extrait d'une chronique, en dépit d'une ressem- blance évidente avec certains passages des aventures d'Ali Baba (4). Quelques semaines après, Chabas signalait à Turin ce qu'il pensait être les feuillets épars d'un conte licencieux (5), et

',1) On nomme écriture démotique l'écriture employée aux usages de la vie civile et religieuse à partir de la XXVI* dynastie. C'est une forme très rapide et très abrégée de l'ancienne écriture cursive connue sous le nom de hiératique.

1,2) C'est l Aventure de Satni-Khâmoîs avec les momies, p. 100-129 de ce volume.

(3) Transactions of the Society of Biblical Archseolo;/!/, t. 111, p. 349-336; annoncé par M. Chabas à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dans la séance du 17 avril 1S74; cf. Comptes rendus, 1874, p. 92, 117-120, et p. 168-179 de ce volume.

1^4) Transactions of the Society of Biblical Arclueology, t. III, p. 340-348. C'est le conte publié dans ce volume sous le titre : Comment Thoutii prit la ville de Joppé, p. 93-99.

(5) Annoncé par M. Chabas à l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, dans la séance du 17 avril 1875, et publié sous le titre : L Épi- sode du Jardin des Fleurs, dans les Comptes rendus, 1874, p. 92, 120-124. M. Chabas pensait avoir retrouvé l'histoire des amours dune courtisane avec un militaire. L'examen attentif que j'ai fait du manuscrit original m'a montré que les fragments en avaient été mal assemblés et doivent être disposés d'une manière fort dilférente de celle que M. Chabas avait imaginée. Le papyrus renferme, non pas un conte licencieux, mais des chants d'amour analogues à ceux du Papyrus Harris a" '600 (Maspero, Étude\ égyptiennes, t. I, p. 219-i20).

VIII INTRODUCTION

parmi les papyrus de Boulaq les restes d'une histoire d'amour (1). GolénischefT découvrit ensuite, à Saint-Pétersbourg, trois nouvelles dont le texte est demeuré inédit en partie jusqu'à pré- sent (2). Puis Erman publia un long récit sur Chéops et les magi- ciens, dont le manuscrit, après avoir appartenu à Lepsius, est au- jourd'hui au musée de Berlin (3). Krall recueillit plus tard dans l'admirable collection de l'archiduc Régnier les fragments de V Emprise de la Cuirasse (4), etGriffith tira des réserves du Musée Britannique un épisode nouveau de la légende de Satni-Khà- moîs(5). Enfin, il y a, dans un papyrus de Berlin, le début d'un roman d'aventures, trop mutilé pour qu'on puisse en deviner sûrement le sujet (6), et sur plusieurs ostraca dispersés dans les divers musées de l'Europe les débris d'une histoire de reve- nants (7). Ajoutezquecertainesœuvresconsidérées généralement comme des documents historiques, les Mémoires de Sinouhît (8), la Querelle entre ThotnakhouUiel le saunier (9), les négociations entre le roi Apôpietle roi Saqnounrî (10), la Stèle de la princesse de Bakhtan {il), le Voyage d'Ounamounou (12) sont en réalité des

(1) Comptes rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 1874, p. 124.

(2) Zeitschrift fur yEgijptische Sprache und Alterthumskujide, 1876, p. 107-111, sous le titre : Le Papyrus 71" 1 de Saint-Pe'lersbourr/; et Sur un ancien conte égyptien. Notice lue au Congrès des Orientalistes à Berlin, 1881, ia-S°, 21 p.; cfr. p. 84-i)2 du présent volume.

(3) Voir, pour la bibliographie et pour le conte lui-même, p. 21-'t3 de ce volume.

(4) La découverte fut annoncée au Congrès des Orientalistes de Genève en 1894; cfr. pour la bibliographie p. 202-204 de ce volume. Spiegelberg a trouvé, parmi les papyrus qui appartiennent à l'Université de Strasbourg, une rédaction de ce conte qui diffère sensiblement de celle que M. Krall a publiée.

(5) C'est le conte publié aux pp. 130-155 de ce volume.

(6) Lepsius, Denkmœler, Abth. VI, pi. 112, et p. 231-235 de ce volume. (1) Deu.K au musée de Florence (Golénischetl", Notice sur un Ostracon

hiératique, dans le Becueil, t. III, p. 3-7), un au musée du Louvce{Recueil, t. 111, p. 7). un aumuséede Vienne ^Bergmann, Ilieratisc/ie imd llieratisch- (lemotische Texte der Sammlung Mgyptischer Alterthïimer des Aller- hôclisten Kaiserhauses, pi. IV, p. VI); cfr. p. 243-247 du présent volume.

(8) Lepsius, Denkmaler, Abth. VI, pi. 104-106 et p. 87-130 de ce volume

(9) Lepsius, Denkmseler, Abth. VI, pi. 108-110, 113-114; Papyrus Butler 527, au British Muséum; voir p. 44-54 de ce volume.

(10) Papyrus Sallier I, pi. 1-3; pi. 2 verso; voir p. 236-242 de ce volume. (11^ Voir p. 15!t-i67 de ce volume.

(12) 11 est publié uu.x p. 186-201 de ce volume.

INTRODUCTION IX

morceaux de littérature romanesque. Même après vingt siècles de ruines et d'oubli, l'Egypte possède encore presque autant de contes que de poèmes lyriques ou d'hymnes adressés à la di- vinité.

L'examen en soulève diverses questions difficiles à résoudre. Et d'abord de quelle manière ont-ils été composés? Ont-ils été inventés du tout par leur auteur? ou celui-ci en a-t-il seulement emprunté les éléments à des œuvres préexistantes qu'il a juxta- posées ou fondues pour en fabriquer une œuvre nouvelle? Plu- sieurs d'entre eux sont venus certainement d'un seul jet et ils constituent des pièces originales, les Mémoires de Sinouhît, le Naufragé, la Ruse de Thoulii contre Joppé, le Conte du prince prédestiné! Une action unique s'y poursuit de la première ligne à la dernière, et si des épisodes s'y joignent en chemin, ils ne sont que le développement nécessaire de la donnée maîtresse, les organes sans lesquels elle ne pourrait arriver au dénoue- ment saine et sauve. D'autres au contraire se divisent presque naturellement en deux morceaux, trois au plus, qui étaient in- dépendants à l'origine et entre lesquels le conteur a établi un lien souvent arbitraire afin de les disposer dans un même cadre. Ainsi les deux contes de Satni-Khàmoîs contiennent chacun la matière de deux romans différents, celui de Néno- ferképhtah et celui de Tboubouî dans le premier, celui de la descente aux enfers et celui des magiciens éthiopiens dans le second. Toutefois l'exemple le plus évident d'une composition artificielle nous est fourni jusqu'à présent par le conte de Chéops et des magiciens (1).

Il se résout dès l'abord en deux ouvrages étrangers l'un à l'autre : l'éloge de divers magiciens morts ou vivants et une version miraculeuse des faits qui amenèrent la chute de la IV® et l'avènement de la V* dynastie. Comment l'auteur fut-il amené à les combiner, nous le saurions peut-être si nous pos- sédions encore les premières pages du manuscrit ; en l'état ac-

1) Voir p. 23-43 du présent volume.

X INTRODUCTION

tuel il est hasardeux de rien conjecturer qui soit vraisemblable. Il paraît pourtant que ces pièces disparates n'ont pas été assemblées toutes en une fois mais que l'œuvre s'est consti- tuée comme à deux degrés. Il y avait, à un moment mal déter- miné encore, une demi-douzaine d'histoires qui couraient à Memphis ou dans les environs et qui toutes avaient pour héros des sorciers d'époque lointaine. Un premier compilateurs'avisa d'en faire un recueil par ordre chronologique, et pour mener à bien son entreprise, il eut recours à l'un des procédés les plus en honneur dans toutes les littératures orientales. 11 supposa que l'un des Pharaons populaires, Chéops, eut un jour la fantai- sie de demander à ses fils des distractions contre l'ennui qui le rongeait. Ceux-ci s'étaient levés devant lui l'un après l'autre, et ils lui avaient vanté chacun l'un des magiciens célèbres qui avaient vécu sous ses prédécesseurs, mais Dadoufhorou, le dernier d'entre eux, avait entamé l'éloge d'un magicien vivant. En examinant les choses de plus près on note que les magiciens d'autrefois étaient des hommes au rouleau en chef de Pharaon, c'est-à-dire des gens en office, des sorciers qui avaient leur place marquée à la cour. Au contraire, le contemporain ne porte aucun titre. C'est un adepte de province qui est parvenu à l'extrême vieillesse sans paraître jamais devant le souverain ; si le prince le connaît, cela tient à ce qu'il est lui-même un savant de premier ordre et qu'il avait parcouru l'Egypte entière à la recherche des écrits antiques ou des hommes capables de les interpréter (1). Il se rend au village de son protégé et ill'amène à la cour oîi celui-ci accomplit un miracle plus étonnant que tous ceux de ses prédécesseurs : il ressuscite une oie, il ressuscite un bœuf, puis il rentre chez lui comblé d'honneurs. Ici s'ar- rêtait à coup sûr ce premier recueil, et il formait une œuvre bien balancée et parfaite en soi. Mais il y avait, dans le même temps et dans la même localité, une histoire de trois jumeaux fils du Soleil et d'une prêtresse de Rà, qui seraient de- venus les premiers rois de la V dynastie. Le magicien Didou y jouait-il un rôle dès le début? En tout cas l'auteur à qui nous devons la rédaction actuelle le choisit pour établir la transition entre les chroniques des magiciens et celles des Irimeaux. Il supposa que Chéops, après avoir assisté à la résurrection de

(1) Cfr. p. 30, note 1, p. 33, note 3, et p. 120, note 2 du présent volume.

INTRODUCTION XI

l'oie et du bœuf, s'était avisé de demander à Didou s'il con- naissait les livres de Thot et s'il pouvait les lui apporter. L'homme avoue qu'il les connaît, mais il déclare aussi qu'un seul être est capable de les apporter au roi, l'aîné des trois enfants qu'une prétresse de porte dans son sein, et qui sont prédes- tinés à régner sur l'Egypte au bout de quatre générations. Chéops s'émeut de cette révélation ainsi qu'il est naturel, et il s'en- quiert de la date à laquelle les enfants naîtront : Didou lui in- dique le jour précis de leur nativité, rentre dans son village, et l'auteur l'y laissant s'attache sans plus tarder aux destinées de la prétresse et de ses enfants.

Il ne s'était pas fatigué longuement l'esprit à chercher sa tran- sition, et il avait eu raison, car ses auditeurs ou ses lecteurs n'étaient pas exigeants sur le point de la composition littéraire. Ils réclamaient de lui une chose avant tout, qu'il les amusât, et pourvu qu'il y réussît, ils ne s'inquiétaient nullement des procédés qu'il y employait. Les romanciers égyptiens ne se gê- naient donc pas pour reprendre les récits qui circulaient autour d'eux, et pour les arranger à leur guise, les compliquant au besoin d'incidents étrangers à leur rédaction première, ou les réduisant à n'être plus qu'un épisode secondaire dans un cycle différent de celui auquel ils appartenaient par l'origine. Beau- coup des éléments qu'ils mettaient en jeu dans leurs combinai- sons présentent un caractère nettement égyptien, mais d'autres se retrouvent dans les littératures des peuples voisins et peu- vent n'avoir été que des emprunts faits au dehors. On se rap- pelle, dans VEvnnrjile selon saint Luc, cet homme opulent, vêtu de pourpre et de fin lin, qui banquetait somptueusement chaque jour, tandis qu'à sa porte Lazare, rongé d'ulcères, se consumait en vain du désir de ramasser seulement les miettes qui tombaient de la table du riche. « Or, il arriva que le men- diant, étant mort, fut emporté au ciel par les anges, et que le riche mourut aussi et fut enterré pompeusement; au milieu des tortures de l'enfer, il leva les yeux, et il aperçut très loin La- zare, en paix dans le sein d'Abraham (1) ». Le second roman de Salni Khàmoîs présente à ses débuts une version égyptienne de la parabole évangélique,mais elle y est dramatisée et combinée avec une autre conception populaire, celle de la descente d'un

(1) Évangile selon saint Luc, XVI, 19 sqq.

XII INTRODUCTION

vivant aux enfers (1). Sans insister sur ce sujet pour le moment, plusieurs des autres thèmes utilisés par les écrivains égyptiens de toutes les époques leur sont communs avec les conteurs des nations étrangères, anciennes ou modernes. Prenez le Conte des detix Frères, appliquez-vous à en analyser la structure in- time : vous serez étonnés de voir à quel point la donnée et les détails en ressemblent à certaines données et à certains détails d'usage courant dans la littérature populaire de beaucoup d'autres nations.

Il se résout à première vue en deux contes : le conteur, trop paresseux ou trop dénué d'imagination pour inventer une fable, en avait pris deux ou plus qui lui avaient été transmises par ses prédécesseurs et il les avait sondées bout à bout de façon plus ou moins maladroite, en se contentant d'y introduire quelques détails qui leur fussent communs et qui pussent établir entre elles la continuité du récit. V Histoire véridique de Satni Khâ- mois se compose de même de deux romans distincts, la descente aux Enfers, et l'aventure d'un roi Siamon ; le ro- mancier les a reliées en supposant que le Sénosiris du premier était la réincarnation d'un magicien Horus qui était le héros du second (2). Le Conte des deux Frères est au début l'histoire de deux frères, l'un marié, l'autre célibataire, qui vivent dans la même maison et qui s'occupent aux mêmes travaux. La femme d'Anoupou s'éprend de Bitiou sur le vu de sa force, et elle profite de l'absence du mari pour s'abandonner à un accès de passion sauvage. Bitiou refuse ses avances avec une indignation brutale ; elle l'accuse de viol, et elle le charge si adroitement qu'Anoupou, saisi de fureur, se décide à le tuer en trahison. Il est prévenu à temps par les bœufs qu'il conduisait, il s'enfuit, il échappe à la poursuite grâce à la protection du soleil, il se mutile, il se dis- culpe, mais il refuse de revenir à la maison commune et il s'exile au Val de l'Acacia : Anoupou, désespéré, rentre chez lui, et met à mort la calomniatrice, puis il « demeure en deuil de son petit frère ^3) ».

Jusqu'à présent, le merveilleu.x ne tient pas trop de place

(1) Maspero, Contes relatifs aux grands-prêtres de Memphis, dans le Journal des Savants, 1901, p. 496.

(2) Le premier conte occupe les pages 131-139 du présent volume, le second les pages ltJ-153, et la transition les pages 139-142.

(3) Ce premier conte occupe les pages 3-10 du présent volume.

INTRODUCTION XIII

dans Faction : sauf quelques discours prononcés par les bœufs et l'apparition miraculeuse d'une eau remplie de crocodiles entre les deux frères, au plus chaud de la poursuite, le narra- teur ne s'est servi que d'incidents empruntés à l'ordinaire de la vie. L'autre conte n'est que prodiges d'un bout à l'autre (1). Bitiou s'est retiré au Val pour vivre seul, et il a déposé son cœur sur une fleur de l'Acacia. C'est une précaution des plus na- turelles : on enchante son cœur, on le place en lieu sur, au som- met d'un arbre par exemple ; tant qu'il y restera, aucune force ne prévaudra contre le corps qu'il anime quand même (2). Cepen- dant, les dieux, descendus en visite sur la terre, ont pitié de la solitude de Bitiou et ilslui fabriquent une femme (3), Comme il l'aime éperdument, il lui confie le secret de sa vie, et il lui recommande de ne pas quitter la maison, car le Nil qui passe à travers la vallée est épris de sa beauté et ne manquerait pas à vouloir l'enlever. Cette confidence faite, il part pour la chasse, et d instinct la fille des dieux agit tout au rebours de ses ins- tructions : le Nil l'assaille et s'emparerait d'elle, si l'Acacia qui joue le rôle de prolecteur, on ne sait trop comment, ne la sau- vait en jetant à l'eau une boucle de ses cheveux. Cette épave, charriée jusqu'en Egypte, est remise à Pharaon, et Pharaon, conseillé par ses magiciens, envoie ses gens à la recherche de la fille des dieux. La force échoue une première fois ; à la se- conde tentative la trahison réussit, on coupe l'Acacia, et sitôt que l'arbre est tombé Bitiou meurt. Trois années durant il reste inanimé ; la quatrième, il ressuscite avec l'aide d'Anoupou et il songe à tirer vengeance du crime dont il est la victime. C'est désormais entre l'épouse infidèle et le mari outragé une lutte d'adresse magique et de méchanceté. Bitiou se change en tau- reau : la fille des dieux obtient qu'on égorge le taureau. Le sang, touchant le sol, en fait jaillir deux perséas qui trouvent

(i) 11 va de la page 11 à la page 19 du présent volume.

(2) C'est la donnée du Corps sans âme qui se retrouve dans un grand nombre de contes orientaux et occidentaux.

(3) Hyacinthe llusson, qui a étudié d'assez près Le Conle des deux Frères [La Chaîne traditionnelle, Contes et Léf/endes au point de vue mythique, Paris, 1874, p. 91), a rapproché avec raison la création de cette femme par Ivhnoumou et la création de Pandore, fabriquée par IlephiEstos sur l'ordre de Zeus. « Ces deux femmes sont gratiflées de tous les dons « de la beauté, toutes deux sont pourtant funestes, l'une à son ('poux, » l'autre à la race humaine tout entière ».

XIV INTRODUCTION

une voix pour dénoncer la perfidie : la fille des dieux obtient qu'on abatte les deux persûas, qu'on en façonne des planches, et, pour être certaine de sa vengeance, elle assiste à l'opéra- •tion. Un copeau, envolé sous l'herminette des menuisiers, lui entre dans la bouche; elle lavale, elle conçoit, elle accouche d'un fils qui devient roi d'Egypte à la mort de Pharaon. Ce fils est Bitiou réincarné : à peine monté sur le trône, il rassemble les conseillers de la couronne et il leur expose ses griefs, puis il envoie au supplice celle qui, après avoir été sa femme, était devenue sa mère malgré elle.

Les deux thèmes sont indépendants l'un de l'autre et ils auraient pu fournir la matière de deux romans différents, mais la fantaisie populaire les a soudés bout à bout. L'ajustage est assez grossier entre les deux pièces, et les Égyptiens n'ont pas déployé beaucoup d'art ni d'ingéniosité à l'opérer. Avant de s'exiler, Bitiou a déclaré qu'un malheur lui arriverait bientôt, et il a décrit les prodiges qui doivent annoncer la mauvaise nouvelle à son frère. Ils s'accomplissent au moment l'Acacia tombe. Anoupou se met en marche et part à la recherche du cœur. L'aide prêtée en cette circonstance compense la tentative de meurtre dont il s'était rendu coupable, et elle forme la liaison entre les deux contes.

La tradition grecque, elle aussi, avait ses fables oîi le héros est tué ou menacé de mort pour avoir dédaigné l'amour cou- pable d'une femme, Hippolyte, Pelée, Phinée Bellérophon, fils de Glaucon, « à qui donnèrent les dieux la beauté et une aimable vigueur », avait résisté aux avances de la divine Anteia, et celle-ci, furieuse, s'adressa au roi Prœtos : « Meurs, Prœtos, ou tue Bellérophon, car il a voulu s'unir d'amour avec moi, qui n'ai point voulu ». Prœtos expédia le héros en Lycie, il comptait que la Chimère le débarrasserait de lui (1). La Bible raconte en détail une aventure analogue au récit égyp- tien. Joseph vivait dans la maison de Putiphar comme Bitiou dans celle d'Anoupou : « Or il était beau de taille et de figure. Et il arriva à quelque temps de que la femme du maître de Joseph jeta ses yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi ! » Mais il s'y refusa et lui répondit : « Vois-tu, mon maître ne « se soucie pas, avec moi, de ce qui se passe dans sa maison,

(1) Iliade, Z, 155-210. Hyacinthe llusson avait déjà fait ce rapproche- ment \^La Chaîne traditionnelle, p. 87;.

INTRODUCTION XV

« et il m'a confié tout son avoir. Lui-mêmo n'est pas plus « grand que moi dans cette maison, et il ne m'a rien interdit « si ce n'est toi, puisque tu es sa femme. Comment donc com- » metlrais-je ce grand crime, ce péché contre Dieu? » Et quoi- qu'elle parlât ainsi à Joseph tous les jours, il ne l'écouta point et refusa de coucher avec elle etde rester avec elle. Or, il arriva un certain jour qu'étant entré dans la chambre pour y faire sa besogne, et personne des gens de la maison ne s'y trouvant, elle le saisit par ses habits en disant : « Couche avec moi ! » Mais il laissa son habit entre ses mains et sortit en toute hâte. Alors, comme elle vit qu'il avait laissé son habit entre ses mains et qu'il s'était hâté de sortir, elle appela les gens de sa maison et leur parla en ces termes : « Voyez donc, on nous a « amené un homme hébreu pour nous insulter. Il est entré (> chez moi pour coucher avec moi, mais j'ai poussé un grand « cri, et quand il m'entendit élever la voix pour crier, il laissa « son habit auprès de moi et sortit en toute hâte ». Et elle déposa l'habit près d'elle, jusqu'à ce que son maître fût rentré chez lui ; puis elle lui tint le môme discours, en disant : « Il est « entré chez moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené, M pour m'insulter, et quand j'élevai la voix pour crier, il laissa « son habit auprès de moi et se hâta de sortir ». Quand son maître eut entendu les paroles de sa femme qu'elle lui adres- sait en disant : « Voilà ce que m'a fait ton esclave ! » il se mit en colère, et il le prit, et il le mit en prison, oîi étaient en- fermés les prisonniers du roi. Klilrestalàdans cette prison(lj ». La comparaison avec le Conte des deux Frères est si naturelle que M. de Rougé l'avait instituée dès 18o2 '2). Mais la séduction tentée, les craintes de la coupable lorsqu'elle se voit repoussée, sa honte, la vengeance qu'elle essaie de tirer en accusant celui qu'elle n'a pas pu corrompre, sont données assez naturelles pour s'être présentées à l'esprit des conteurs populaires, indé- pendamment et sur plusieurs points du globe (3). Il n'est pas nécessaire de reconnaître dans l'aventure de Joseph la variante d'une histoire dont le Papyrus d'Orbiney nous aurait conservé la version courante à Thèbes, vers la lin de la XIX" dynastie.

(1) Genèse, XXXIX, 6-20 (trad. Reuss).

(2; Solice sur un manuscrit égyptien, p^ 7, note S, mais sans insister sur les ressemblances. (3) Ebcrs, ^Egypten und die Piicher Moses, 1868, t. I, p. 316.

XVI INTRODUCTION

Peut-être faut-il traiter avec la même réserve un conte em- prunté aux Mille et une Nuits, et qui offre assez d'analogie avec le nôtre. Le thème primitif y est dédoublé et aggravé d'une manière singulière : au lieu d'une belle-sœur qui s'offre à son beau-frère, ce sont deux belles-mères qui essaient de dé- baucher les fils de leur mari commun. Le prince Kamaralzaman avait eu Amgiàd de la princesse Badoûr et Assàd de la prin- cesse Haïât-en-néfoùs. Amgiàd et Assàd étaient si beaux que, dès l'enfance, ils inspirèrent aux deux sultanes une tendresse incroyable. Les années écoulées, ce qui paraissait n'être qu'af- fection maternelle se change en passion violente : au lieu de combattre leur ardeur criminelle, Bàdoùr et Haïât-en-néfoûs se concertent et elles déclarent leur amour par lettres de haut style. Évincées avec mépris, elles craignent une dénonciation. A l'exemple de la femme d'Anoupou, elles prétendent qu'on a voulu leur faire violence, elles pleurent, elles crient, elles se couchent ensemble dans un même lit, comme si la résistance avait épuisé leurs forces. Le lendemain matin, Kamaralzaman, revenu de lâchasse, les trouve plongées dans les larmes et leur demande la cause de leur douleur. On devine la réponse : « Seigneur, la peine qui nous accable est de telle nature que nous ne pouvons plus supporter la lumière du jour après l'ou- trage dont les deux princes vos enfants se sont rendus cou- pables à notre égard. Ils ont eu, pendant votre absence, l'au- dace d'attenter à notre honneur ». Colère du père, sentence de mort contre les fils : le vieil émir chargé de l'exécuter ne l'exé- cute point, sans quoi il n'y aurait plus de conte. Kamaralzaman ne larde pas à reconnaître l'innocence d" Amgiàd et d'Assâd : cependant, au lieu de tuer ses deux femmes comme Anoupou la sienne, il se borne à les emprisonner pour le restant de leurs jours (1). C'estla donnée du Conte des deux Frères, mais adaptée aux habitudes du harem et aux besoins de la polygamie musul- mane : à se modifier de la sorte, elle n"a gagné ni en intérêt, ni en moralité (2),

Les versions du deuxième conte sont plus nombreuses et

(1) Nuits S21-S49, éd. de Breslau.

(2) Une version pehlévie de ce premier des deux contes mis en œu^Te dans le roman conservé au Papyrus d'Orbiney a été signalée par Noldeiie, Geschichte des Arlachshîr î Papa/cân, dans les Beitiàge zur Kunde der indofiermanischen Spracheti, t. IV, 1819.

INTRODUCTION XVII

plus curieuses (1). On les rencontre partout : en France (2), en Italie (3), dans les différentes parties de rAUemagne (i , en Hongrie (5;, en Russie et dans les pays slaves (6), chez les Rou- mains (7), dans le Péloponèse (8), en Asie-Mineure (9), en Abyssinie (10), dans Tlnde (11). En Allemagne, Bitiou est un berger, possesseur d'une épée invincible. Une princesse lui dérobe son talisman ; il est vaincu, tué, coupé en morceaux, puis rendu à la vie par des enchanteurs qui lui concèdent la faculté de « revêtir toutes les formes qui lui plairont ». Il se change en cheval. Vendu au roi ennemi et reconnu par la prin- cesse qui insiste pour qu'on le décapite, il intéresse à son sort la cuisinière du château : « Quand on me tranchera la tète, trois gouttes de mon sang sauteront sur ton tablier; tu les mettras

(1) Elles ont été recueillies et discutées par M. Emmanuel Cosquin, dans son article : Un problème historique à propos du conte e'f/yptien des deux Frères (Extrait de la Revue des Questions historiques octobre 1877. Tirage à part, in-S", 15 p.). Comme ces matières sont assez peu connues du grand public, j'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de citer un certain nombre de livres ou recueils de contes l'on trouve les variantes actuel- lement existantes du Conte des deux Frères. Je me suis fait un devoir scrupuleux d'indiquer à chaque fois les références que j'ai empruntées au beau mémoire de M. Cosquin.

(2) Cabinet des Fées, t. XXXI, p. 233 sqq., d'après E. Cosquin.

(3) Giambattista Basile, // Pentanierone, 49, d'après E. Cosquin.

(4) En Hesse, J. \V. Wolll", Deutsche Hausmaerchen, Guttingcn, 1851, p. 494 sqq.; en Transylvanie, J. llaltdrich, Deutsche Volksmsprchen aus dem Sachsenlande in SiehenbUrgen, Berlin, 1856, n' 1, d'après E. Cosquin.

(5) 0. L. B. Wolfl', Die scliiinsten Mwrchen und Sagen aller Zeiten und Vulker, Leipzig. ISoO, t. 1, p. 229 sqq.: Gaal et Stier, Ungarische Volks- rnaerchen, Pcst, 1857, n" 7, d'après E. Cosquin.

(6) En Lithuanie, Alex. Chodzko, Paris, 186i, p. 368, d'après E. Cos_ quin; en Russie, l'ouvrage d'Alfred Rambaud.La liussie épique, Paris, 1876 p, 377-380.

(7) Franz Obert, Homanische Maerchen und Sagen aus Siebenbùrgen, dans VAusland, 1858, p. 118; .Vrthur und Albert Schott, Walachische Mxrchen, Stuttgart, 1845, m 8, d'après E. Cosquin.

(8) P. dEstournelles de Constant, La Vie de province en Grèce, Paris, 1878, p. 260-292, et le Bulletin de l'Association pour l'encouragement de Études grecques en France, 1878, p. 118-123.

(9) J. G. von Hahn, Grieschische und Albanesische Maerchen, Leipzig, 1864, 49, d'après E. Cosquin.

(10 Léo Reinisch, Das Volk der Saho, dans V Oesteivreichische Monat- 'schrift fur den Orient, 1877, 5.

(11) M. Frère, Old Deccan Days or Hindoo Fairy Legends, London, 1868, n* 0, d'après E. Cosquin.

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XVIII INTRODUCTION

en terre pour l'amour de moi ». Le lepdemain, un superbe cerisier avait poussé à l'endroit même les trois gouttes avaient été enterrées. La princesse fait abattre le cerisier; la cuisinière ramasse trois copeaux et les jette dans l'étang ils se transforment en autant de canards d'or. La princesse en tue deux à coups de flèche, s'empare du troisième et l'empri- sonne dans sa chambre ; pendant la nuit, le canard reprend l'épée magique et disparaît (1). En Russie, Bitiou s'appelle Ivan, fils de Germain le sacristain. Il trouve une épée magique dans un buisson, il va guerroyer contre les Turcs qui avaient envahi le pays d'Ariuar, il en tue quatre-vingt mille, cent mille, puis il reçoit pour prix de ses exploits la main de Cléopàtre, fille du roi. Son beau-père meurt, le voilà roi à son tour, mais sa femme le trahit et livre l'épée aux Turcs ; quand Ivan désarmé a péri dans la bataille, elle s'abandonne au sultan comme la fille des dieux à Pharaon. Cependant, Germain le sacristain, averti par un flot de sang qui jaillit au milieu de l'écurie, part et recueille le cadavre. « Si tu veux le ranimer, « dit son cheval, ouvre mon ventre, arrache mes entrailles, « frotte le mort de mon sang, puis, quand les corbeaux vien- « dront me dévorer, prends-en un et oblige-le à t'apporter « l'eau merveilleuse de vie ». Ivan ressuscite et renvoie son père : « Retourne à la maison ; moi je me charge de régler mon « compte avec l'ennemi ». En chemin, il aperçoit un paysan : « Je me changerai pour toi en un cheval merveilleux, avec une « crinière d'or : tu le conduiras devant le palais du sultan ». Le sultan voit le cheval, l'enferme à l'écurie et ne se lasse pas de l'aller admirer. « Pourquoi, seigneur, lui dit Cléopàtre, es-tu « toujours aux écuries? J'ai acheté un cheval qui a une cri- « nière d'or. Ce n'est pas un cheval, c'est Ivan, le fils du « sacristain : commande qu'on le tue ». Un bœuf au pelage d'or naît du sang du cheval : Cléopàtre le fait égorger. De la tête du taureau naît un pommier aux pommes d'or : Cléopàtre le fait abattre. Le premier copeau qui s'envole du tronc sous la hache se métamorphose en un canard magnifique. Le sultan ordonne qu'on lui donne la chasse et il se jette lui-même à l'eau pour l'attraper, mais le canard s'échappe vers l'autre rive. Il y reprend sa figure d'Ivan, avec des habits de sultan, il jette sur

(1) J. W. Wolir, Deutsche Uausmserchen, Gôttingen, ISol, in-8, p. 394, d'après E. Cosquia.

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INTRODUCTION XIX

un bûcher Cléopâtre et son amant, puis il règne à leur place (1).

Voilà bien, à plus de trois mille ans d'intervalle, les grandes lignes de la version égyptienne. Si l'on voulait se donner la peine d'en examiner les détails, les analogies se montreraient partout presque aussi fortes. La boucle de cheveux enivre Pha- raon de son parfum ; dans un récit breton, la mèche de che- veux lumineuse de la princesse de Tréménéazour rend amou- reux le roi de Paris (2i. Bitiou place son cœur sur la fleur de l'Acacia; dans le Pantchatantra, un singe raconte qu'il no quitte jamais sa forêt sans laisser son cœur caché au creux d'un arbre (3). Anoupou est averti de la mort de Bitiou par un intersigne convenu à l'avance, du vin et de la bière qui se troublent ; dans divers contes européens, un frère par- tant en voyage annonce à son frère que, le jour l'eau d'une certaine fiole se troublera, on saura qu'il est mort (4). Et ce n'est pas seulement la littérature populaire qui possède l'équivalent des aventures de Bitiou : les religions de la Grèce et de l'Asie occidentale renferment des légendes qu'on peut leur comparer presque point par point. Pour ne citer que le mythe phrygien, Atys dédaigne l'amour de la déesse Cybèle, comme Bitiou l'amour de la femme d'Anoupou, et il se mutile comme Bitiou (5) ; de môme que Bitiou en arrive de change- ment en changement à n'être plus qu'un perséa, Atys se trans- forme en pin (6). Toutefois ni Anoupou, ni Bitiou ne sont des

(1) Rambaud, La Russie épù/ue, p. 377-380. Une légende honfn"oise, citée par Cosquin (p. .5), ne présente que des dilférences fort légères avec le récit allemand et le récit russe.

(2) F. M. Luzel, Troisième Rapport sur une mission en Bretagne, dans les Archives des Missions scientifi/ues, II» série, t. Vil, p. 192 sqq.

(3) Benfey, Pantschalantra, I, p. 426; cfr. H. Husson, La Chaîne tradi- tionnelle, p 88-90.

(4) Voir tous les exemples réunis dans Cosquin, p. 10-12.

(5j Cf. dans le De Ded S'jrid, 19-27, l'histoire de Combabos, le thème de la mutilation est plus intelligemment développé que dans le Conte des Deux Frères. Bitiou se mutile après, ce qui ne prouve rien; Combabos se mutile avant l'accusation, ce qui lui permet de se disculper.

(6) Le coté mythologique de la question a été mis en lumière, avec quelque exagération, par M. Fr. Lenormant. dans Les Premières civilisa- lions, t. I édition in-8»), p. 37o-40l; cfr. II. de Charencey, Les Traditions relatives au fils de la Vierge (extrait des Annales de philosophie chré- tienne), in-S". Paris, 1881, p. 12 sqq.

XX INTRODUCTION

dieux ou des héros venus à l'étranger ; le premier tient de près au dieu chien des Égyptiens et le second porte le nom d'un roi de l'Egypte mythique élevé au rang de dieu. D'autres ont fait ou feront mieux que moi les rapprochements néces- saires : j'en ai dit assez pour montrer que les deux éléments principaux du conte égyptien existaient ailleurs qu'en Egypte et en d'autres temps qu'aux époques pharaoniques.

Y a-t-il dans tout cela une raison suffisante à déclarer qu'ils ne sont pas ou qu'ils sont originaires de l'Egypte ? Un seul point me paraît hors de doute pour le moment : la version égyptienne est de beaucoup la plus vieille en date que nous ayons. Elle nous est parvenue en effet dans un manuscrit ■du XIII* siècle avant notre ère, c'est-à-dire nombre d'années avant le moment oîi nous commençons à relever la trace des autres. Si le peuple égyptien a emprunté ou transmis au dehors les données qu'elle contient, l'opération a s'accomplir à une époque plus ancienne encore que celle ou la rédaction nous reporte; qui peut dire aujourd'hui comment et par qui «lie s'est faite?

II

Que le fond soit ou ne soit pas étranger, la forme est tou- jours égyptienne : s'il y a eu emprunt du sujet même, au moins l'assimilation est-elle complète. Et d'abord les noms. Quel- ques-uns, Bitiou et Anoupou, appartiennent à la légende : Anoupou (1) est, je viens de le dire, en rapport avec le dieu Anubis, et son frère, Bitiou, porte le nom du Bytis, qui passait pour avoir régné sur le Nil longtemps avant Menés (2).

D'autres sont empruntés à l'histoire etrappellent le souvenir des plus célèbres parmi les Pharaons. L'instinct qui porte partout les conteurs à choisir comme héros des rois ou des sei-

(1; J'ai quelque lieu de croire que le nom de personne lu Anoupou d'ordinaire doit se lire Anoupouî, celui qui appartient à Anubis; toute- fois, comme je n'en ai encore donné nulle part les preuves, j'ai conservé ici la vieille lecture.

(2) C'est M. Lauth qui, le premier, a reconnu l'identité du nom de Bitiou avec celui de Bylis {^gyptische Chronologie, 1877, p. 30-31).

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INTRODUCTION XXI

gneurs de haut rang, s'associait en Egypte à un sentiment patriotique très vif. Un liomme de Mempliis, au pied du temple de Plitah, et grandi, pour ainsi dire, à l'ombre des Pyramides, était familier avec Khoufoui et ses successeurs; les bas-reliefs étalaient à ses yeux leurs portraits authentiques ; les inscriptions éouméraient leurs titres et célébraient leur gloire. Sans remonter aussi loin que Memphis dans le passé de l'Egypte, Thèbes n'était pas moins riche en monuments : sur la rive droite comme sur la rive gauche du Nil, à Karnak et à Louxor comme à Gournah et à Médinét-Habou, les murailles- parlaient de victoires remportées sur les nations de l'Asie ou de l'Afrique et d'expéditions lointaines au-delà des mers. Quand le conteur mettait des rois en scène, l'image qu'il évoquait n'était pas seulement celle d'un mannequin superbe affublé d'oripeaux souverains : son auditoire et lui-même songeaient aussitôt à ces princes toujours triomphants, dont la figure et la mémoire vivaient au milieu d'eux. 11 ne suffisait pas d'avan- cer que le héros était un monarque et de l'appeler Pharaon : il fallait dire de quel Pharaon glorieux on parlait, si c'était Pha- raon Ramsès ou Pharaon Khoufoui, un constructeur de pyra- mides ou un conquérant des dynasties guerrières. La vérité en souffrait souvent. Si familiers qu'ils fussent avec les monu- ments, les Égyptiens qui n'avaient pas fait de leurs annales une étude spéciale inclinaient assez à défigurer le nom des souve- rains et à brouiller les époques. Dès la XII' dynastie, le roi auquel Sinouhît raconte ses aventures est un certain Kho- pirkerî Amenemhait, qui joint au nom propre Amenemhaît le prénom du premier Sanouosrît : on le chercherait en vain dans les listes officielles (1). Sanofrouî, de la IV* dynastie, est introduit dans le roman conservé àS'-Pétersbourg avec Amoni de la XI" [tj ; Khoufoui, Khàfrî et les trois premiers Pharaons de la dynastie jouent les grands rôles dans les récits du papyrus Westcar [3); Nabkerî, de la IX^ figure dans l'un des

(1) C'est peut-être une f.iute de copiste, peut-être aussi une combi- naison suggérée à l'auteur par le souvenir du règne commun de Sa- nouosrît I" et d'Amenemhait II. Cf. dans la suite de ce volume les Aven- tures de iîinouUU, p. 71 sqq.

(2) VV. Golenischeff, dans la Zeilschrifl fur /Efjyptische Sprache und AUerlliumskunde, 1876, p. 109-111.

(3) Cfr. p. 28-43 du présent volume.

XXII INTRODUCTION

papyrus de Berlin (1) ; Ousirmarî et Mînibphlah, de la XIX« (2), Siamonou de la XXI'' avec un prénom Manakhphré qui rappelle celui de Thoutmùsis III (3), dans les deux Contes de Satni; Rdholpou et Manhapourî dans un fragment d'histoire de reve- nant (4), et un roi d'Egypte anonyme dans le Conle du prince prédestiné. Les noms d'autrefois prêtaient au récit un air de vraisemblance qu'il n'aurait pas eu sans cela : une aventure merveilleuse inscrite au compte de Ramsès II devenait plus probable qu'elle n'aurait été, si on l'avait attribuée à quelque personnage inconnu.

Il s'établit ainsi, à côté de l'histoire réelle, une histoire po- pulaire parfois bouffonne, toujours amusante. De même qu'on eut dans l'Europe au moyen âge le cycle de Charlemagne oii le caractère de Charlemagne ne fut guère respecté, on eut en Egypte des cycles de Sésostris, des cycles de ThoutmôsisIII, des cycles de Chéops oîi la personne de Sésostris, de Thout- mùsis III, de Chéops, se modifia au point de devenir souvent méconnaissable. Des périodes entières de l'histoire se transfor- mèrent en cycles romanesques et l'âge des grandes invasions ■assyriennes et éthiopiennes fournit une matière inépuisable : selon la mode ou selon l'origine du conteur, on groupa les élé- ments de cette épopée belliqueuse autour du héros saïte Psammétique (5), ou autour du héros bédouin Pakrourou, le grand chef de lEst (6). Toutefois, Khoufouî est l'exemple le

(1) Il est le roi à qui le saunier se plaint du vol commis à son préju- dice par Thotnakhouiti; cfr. pp. o2-o3 de ce volume.

(2) Voir pp. 106, 114, 122, 138, sqq. du présent volume.

(3) Voir pp. Ii2, 143 144, 14o, 146, 147 du présent volume. M. Legrain a en eiïet recueilli à Karnak pendant, noire campagne de 1904-1903, un monument d'un Thoutmôsis Manakhphré, qui me paraît être Toutmo- sis III ; le monument est de basse époque saïte ou du début de l'époque ptolémaïque.

(4) Cfr. p. 2a4, 245, du présent volume.

(o) Voir dans Hérodote, II, cîlvii-cdi, xxx, une partie du roman de Psammétique, la Dodécarchie, l'arrivée des hommes de fer, la fuite des soldats. Hérodote s'inspirait d'un guide qui avait le plus grand respect pour l'oracle de Boutô et qui adoptait les récits ou les interprétations des événements fournis par cet oracle. D'autres contemporains tenaient pour i'oracle de Jupiteur Amuion et défendaient la version des mêmes événe- ments que cet oracle patronnait : nous possédons dans l'histoire de Témenthùs et des coqs cariens une des traditions ammoniennes de a 'Dodécarchie.

(G) Voir p. 202-228 du présent volume, VEmprise de la cuirasse, et le

INTRODUCTION XXIII

plus frappant peut-être que nous ayons de cette dégénérescence. Les monuments nous suggèrent de lui l'opinion la plus avanta- geuse. Il fut guerrier et il sut contenir les Nomades qui mena- çaient les établissements miniers du Sinaï. Il fut constructeur et il bâtit en peu de temps, sans nuire à la prospérité du pays, la plus haute et la plus massive des grandes Pyramides. Il fut dévot, il enrichit les dieux de statues en or et en matières pré- cieuses, ilrestaura les temples anciens, il en édifia de nouveaux. Bref, il se montra le type accompli du Pharaon Memphite. Voilà le témoignage des documents contemporains ; mais écou- tez celui des générations postérieures, tel que les historiens grecs l'ont recueilli. Chez eux, Chéops est un tyran impie qui opprime son peuple et qui prostitue sa fille pour achever sa pyramide. Il proscrit les prêtres, il pille les temples, et il les tient fermés cinquante années durant. Le passage de Khoufoui à Chéops n'a pas pu s'fKîcomplir en un jour, et, si nous possé- dions toute la littérature égyptienne, nous le sui serions à tra- vers les âges comme nous faisons celui du Charlemagne his- torique au Charlemagne populaire. Le conte du Papyrus Westcar (1) nous oflre un des moments de la métamorphose. Khoufoui n'y est déjà plus le Pharaon soumis religieusement aux volontés des dieux. Lorsque se déclare contre lui et suscite les trois princes qui doivent un jour détrôner sa famille, il se ligue avec un magicien pour déjouer les projets du dieu ou pour en retarder l'exécution : on voit qu'il n'hésiterait pas à faire contre le temple de Sakhibou ce que le Chéops d'Héro- dote fait contre tous les temples d'Egypte.

Ici, du moins, le roman n'emprunte pas le ton de l'histoire : sur la Stèle de la princesse de Bakhtan (2), il s'est entouré d'un appareil de noms et de dates combiné si habilement qu'il a réussi à revêtir les apparences de la vérité. Le thème ori- ginel n'a rien d'extraordinaire : c'est la princesse possédée par un revenant ou par un démon, délivrée par un magicien, par un dieu ou par un saint. La variante égyptienne met en mouve- ment l'inévitable Ramsès II. Au cours d'un voyage en Syrie, il épouse la fille aînée du prince de Bakhtan. Quelque temps

rôle prépondérant que Pakrourou y joue à côté et presque au-dessus de Pharaon.

(1) Voir p. 21 sqq. de ce volume.

(2) Voir p. loO sqq. de ce volume.

XXIV INTRODUCTION

après, en Tan XV, une ambassade lui apprend que sa belle- sœur Bintrashît est obsédée d'un esprit, et son beau-père lu» demande le plus habile de ses magiciens pour la délivrer : Thot- emhabi part mais il échoue dans ses exorcismes et il revient tout penaud. Dix années s'écoulent, puis en l'an XXVI, nouvelle ambassade : cette fois, une des formes, un des doublas de Khonsou consent à se déranger, chasse le démon et guérit la princesse (1). Le prince de Baivhtan, ravi, médite de garder le dieu libérateur, mais un songe suivi de maladie a promptement raison de ce projet malencontreux, et l'an XXXIII, Khonsou rentre à Thèbes, chargé de gloire et de présents. Ce n'est pas sans raison que le roman affecte ici l'allure solennelle de l'his- toire. Khonsou était demeuré très longtemps obscur et de petit crédit. Sa popularité, qui ne commença guère qu'à la fin de la XIX^ dynastie, crût rapidement sous les derniers Rames- sides : au temps de Hrihorou et des grands-prêtres qui lui succédèrent, elle balançait presque celle d'Amon lui-même. Cela ne se fît pas sans exciter des sentiments d'ironie jalouse chez les partisans des vieux dieux : les prêtres de Khonsou et ses dévots durent chercher naturellement dans le passé les traditions qui étaient de nature à rehausser son prestige. Je ne crois pas qu'ils aient fabriqué de toutes pièces le conte de la princesse de Bakhtan. Il existait sans doute presque entier avant qu'ils songeassent à s'en servir, et Ramsès II avait y être introduit de bonne heure : ses conquêtes en Asie, son ma- riage avec la fille du prince de Khati le désignaient nécessaire- ment pour être le héros d'une aventure dont une Syrienne était l'héroïne. Voilà pour le nom du roi : celui du dieu gué- risseur était avant tout affaire de mode ou de piété personnelle. Khonsou étant à la mode, c'est la statue de Khonsou à qui le conteur confia le soin d'opérer le miracle nécessaire à la gué- rison de la malade. Les prêtres se bornèrent à recueillir ce roman si favorable à leur dieu ; ils lui donnèrent les allures d'un acte officiel, et ils l'affichèrent dans le temple (2).

(1) Le voyage d'Ounamounou nous fournit un second exemple dune forme secondaire de la divinité déléguée par la divinité elle-même à la suppléer en pays étranger : VAmon du Chemin y est l'ambassadeur divin d'Amon, comme Ounamounou est l'ambassadeur humain (cfr. p. 191, notel, du présent volume).

(2) Erman, Die Bentveschstele, dans la Zeitschrifl, 1884, p. 59-60. Une .série de documents analogues devait exister pour un ministre divinisé

INTRODUCTION XXV

On conçoit que les égyptologues aient pris pour histoire réelle les faits consignés dans une pièce qui sofîrait à eux avec toutes les apparences de l'autlienticité : ils ont été victimes d'une fraude pieuse, comme nos archivistes lorsqu'ils se trou- vent en face des chartes fausses d'une abbaye. Un conçoit moins qu'ils se soient laissé tromper à d'autres documents qui ne présentaient pas le même caractère, et qu'ils aient attribué une valeur historique aux romans d'Apôpi ou de Thoutii. Dans le premier, qui est fort mutilé, le roi Pasteur Apùpi envoie ambassade sur ambassade au thébain Saqnounrî et le somme de chasser les hippopotames du lac de Thèbes qui l'empêchent de dormir. On ne se douterait guère que ce message bizarre sert de prétexte à une propagande religieuse : c'est pourtant la vérité. Si le prince de Thèbes refuse d'obéir, on l'obligera à renoncer au culte de pour adopter celui de Sîtou (1). Aussi bien la querelle dApûpi et de Saqnounrî semble n'être qu'une variante égyptienne d'un thème populaire dans l'Orient entier. « Les rois d'alors s'envoyaient les uns aux autres des problèmes à résoudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon qu'ils répondraient bien ou mal aux questions proposées ». C'est ainsi qu'lliram faisait résoudre par un certain Abdémon les énigmes que Salomon lui proposait (2). Sans examiner ici les fictions diverses qu'on a établies sur cette donnée, j'en citerai une qui me paraît être de nature à nous rendre intelligible ce qui subsiste du récit égyptien. Le Pharaon Nectanébo envoie un ambassadeur à Lycerus, roi de Babylone, et à son ministre Ésope : « J'ay des cavales en Egypte qui conçoivent au hannis- « sèment des chevaux qui sont devers Babylone : quavez-vous « à répondre là-dessus? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain ; et, retourné qu'il fut au logis, il commanda à des

dAnjcnothèse III, Arnénolliùs (ils d'IIapuui, dont nous connaissons à Thèbes un oracle et un temple funéraire : un seul nous en est demeuré sous sa forme hiéroglj-phique, la prétendue stèle de fondation du temple funéraire à Deir el Médinéh que Birch a traduite le premier (Chabas, Mélanf/es éf/yptoloyi'jues, v. série, p. 324-343).

(1) Éludes Égyptiennes, t. I, p. 195-216 : cfr. la traduction complète des débris du roman, p. 236-242 sqq. de ce volume.

(2) .Klius Dius, fi'arjm. î, dans MùUer-Didot, Fragmenta llisloricorum Grœcorum, t. IV, p. 398 ; cfr. Ménandre d'Éphèse, frarjm. 1, dans MùUer Didot, Fragmenta, t. IV, p. 446.

XXVI INTRODUCTION

enfants de prendre un chat et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisez du traitement que Ion luy faisoit. Ils l'arrachèrent des mains des enfans, et allèrent se plaindre au Roy. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous « pas, lui dit le Roy, que cet animal est un de nos dieux? « Pourquoy donc le faites-vous traiter de la sorte? C'est « pour l'offense qu'il a, commise envers Lycerus, reprit Esope ; « car la nuit dernière il luy a étranglé un coq extrêmement « courageux et qui chantoit à toutes les heures. Vous estes « un menteur, reprit le Roy; comment seroit-il possible que « ce chat eust fait, en si peu de temps, un si long voyage? « Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos jumens « entendent de si loin nos chevaux hannir et conçoivent pour « les entendre?)) (1) Un défi porté par le roi du pays des Nègres au Pharaon Ousimarêsnoue la crise du second roman de Satni, mais du moins il s'agit d'une lettre cachetée dont on doit deviner le contenu (2), non pas d'animaux prodigieux que les deux rivaux posséderaient. Dans la Querelle, les hippopotames du lac de Thèbes qu'il faut chasser pour que le roi du Nord puisse dormir, sont de la famille des chevaux dont le hennis- sement porte jusqu'à Babylone, ou du chat qui accomplit en une seule nuit le voyage d'Assyrie, aller et retour (3). Je ne doute pas qu'après avoir reçu le second message d'Apùpi, Saq- nounri ne trouvât, dans son conseil, un sage aussi perspicace qu'Ésope le Phrygien, et dont la prudence le tirait sain et sauf de l'épreuve. Le roman allait-il plus loin, et décrivait-il la guerre éclatée entre les princes du Nord et du Sud, puis l'Egypte délivrée du joug des Pasteurs? Le manuscrit ne nous mène pas assez avant pour qu'on puisse soupçonner le dénoue- ment auquel l'auteur s'était arrêté.

Bien que le roman de Thoulii ait perdu ses premières pages, l'intelligence du récit ne souffre pas trop de cette mutilation. Le sire de Joppé, s'étant révolté contre Thoutmùsis III, Thoutii l'attire au camp égyptien sous prétexte de lui montrer la grande canne de Pharaon et le tue. Mais ce n'est pas tout de s'être dé-

(1) La vie d'Ésope le Phrygien, traduite par La Fontaine {Fables de La Fontaine, odit. Lcmcrre, t. I, pp. il-i2, 4o).

(2) Voir p. 138 sqq. du présent volume.

(3) Voir p. 03-99 du présent volume

INTRODUCTION XXVII

barrasse de l'homme, si la ville lient encore. Il cache donc cinq cents soldats dans des jarres, il les fait transporterjusque sous les murs, et là, il contraint l'écuyer du chef à déclarer que les Égyptiens ont été battus et qu'on ramène leur général prison- nier. On le croit, on ouvre les portes, les soldats sortent de leurs jarres et enlèvent la place. Avons-nous le récit d'un épisode réel des guerres égyptiennes? Joppé a été l'une des premières villes de Syrie occupées par les Égyptiens. Thout- mùsis P' l'avait soumise, et elle figure sur la liste des con- quêtes de Thoutmùsis III. Sacondition sous ses maîtres nouveaux n'avait rien de particulièrement fâcheux : elle payait tribut, mais elle conservait ses lois propres et son chef héréditaire. Le Vaincu de Jôpou, car Vaincu est le titre des princes syriens dans le langage de la chancellerie égyptienne, dut agir souvent comme le Vaincu de Tounipou, le Vaincu de Kodshou et tant d'autres, qui se révoltaient sans cesse et qui attiraient sur leurs peuples la colère de Pharaon. Le fait d'un sire de Joppé en lutte avec son suzerain n'a rien d'invraisemblable en soi, quand même il s'agirait d'un Pharaon aussi puissant qu'était Thout- mùsis III et aussi dur à la répression. L'officier Thoutii n'est pas non plus un personnage entièrement fictif. On connaît un Thoutii qui vivait, lui aussi, sous Thoulmôsis et qui avait exercé de grands commandements en Syrie et en Phénicie. Il s'intitulait « prince héréditaire, délégué du roi en toute région étrangère des pays situés dans la Méditerranée, scribe royal, général d'armée, gouverneur des contrées du Nord » (L. Rien n'empêche que dans une de ses campagnes il ait eu à com- battre le seigneur de Joppé.

Les principaux acteurs peuvent donc avoir appartenu à l'histoire. Les actions qu'on leur prête out-elles la couleur his- torique, ou sont-elles du domaine de la fantaisie? Thoutii se rend comme transfuge auprès du chef ennemi et le tue. II se déguise en prisonnier de guerre pour pénétrer dans la place. Il introduit avec lui des soldats habillés en esclaves et qui por- tent d'autres soldats cachés dans des vases de terre. On trouve chez la plupart des écrivains classiques des exemples qui justi- fient suffisamment l'emploi des deux premières ruses. J'ac-

(1) f'.fr. liirch, Mémoire sur une palère é'/i/ptieime dans Ch.'ibas, Œuvres diverses, t. I, p. 223-274, et Th. Devéria, Mémoires et frarpnenls, t. I, p. 3o-.';3.

XXVIII INTRODUCTION

corde volonliers qu'elles doivent avoir été employées par les généraux de l'Egypte, aussi bien que par ceux de la Grèce et de Rome. La troisième renferme un élément non seulement vrai- semblable, mais réel : linlroduction dans une place forte de soldais habillés en esclaves ou en prisonniers de guerre. Polyen raconte comment Néarque le Cretois prit la ville de Telmissos, en feignant de confier au gouverneur Antipalridas une troupe de femmes esclaves. Des enfants enchaînés accompagnaient les femmes avec l'appareil des musiciens, et une escorte d'hommes sans armes surveillait le tout. Introduits dans la citadelle, les gens de l'escorte ouvrirent chacun l'étui de leur flûte qui ren- fermait un poignard, au lieu de l'instrument, puis ils fondirent sur la garnison et ils s'emparèrent de la ville (1). Si Thoutii s'était borné à charger ses gens de vases ordinaires ou de boîtes renfermant, sous prétexte de trésors ou dinstruments, des lames bien affilées, je n'aurais rien à objecter contre l'au- thencilé de son aventure. Mais il les accabla du poids de vases énormes quicontenaient chacun un soldat armé ou des chaînes au lieu darmes. Si l'on veut trouver l'équivalent de ce strata- gème, il faut descendre jusqu'aux récits véridiques des Mille et une iXuits. Le chef des quarante voleurs, pour introduire sa troupe chez Ali-Baba, ne trouve rien de mieux à faire que de la mettre en jarre, un homme par jarre, et de se représenter comme un marchand en voyage. Encore le conteur arabe a-t-il plus souci de la vraisemblance que le conteur égyptien, et fait- il voyager les pots de la bande à dos de bêtes, non à dos d'hommes. Le cadre du récit est historique ; le fond du récit est de pure imagination.

Si les égyptologues modernes ont pu s'y méprendre, à plus forte raison les anciens se sont-il laissé duper à des inventions analogues. Les interprètes, les prêtres de basse classe, qui gui- daient les étrangers, connaissaient assez bien ce qu'était l'édi- fice qu'ils montraient, qui l'avait fondé, qui agrandi et quelle partie portait le cartouche de quel souverain ; mais, dès qu'on les poussait sur le détail, ils restaient court et ils ne savaient plus que débiter des fables. Les Grecs eurent affaire avec eux,

(1) Polyen, Slrat., V, xi. Cfr. des faits analogues qui se seraient passés en 10.37 à Édesse, d'après G. Schlumberger, V Epopée Byzantine, t. III» p. 198-19'J, et chez les Turcs d'Asie-Mineure, d'après Casanova, Aumisma- lique des Daniclimendiles, p. 2o.

INTRODUCTION XXIX

et il n'v a qu'à lire le second livre d'Hérodote pour voir com- ment ils furent renseignés sur le passé de TÉgypte. Quelques- uns des on-dit qu'il a recueillis renferment encore un ensemble de faits plus ou moins altérés, l'histoire de la XXVP dynastie par exemple, ou, pour les temps anciens, celle de Sésostris. La plupart des récits antérieurs à l'avènement de Psammétiquel" sont chez lui de véritables romans oii la vérité n'a aucune part. Le conte de Rhampsinite se trouve ailleurs qu'en Egypte (1). La vie légendaire des rois constructeurs de pyramides n'a rien de commun avec leur vie réelle. Le chapitre consacré à Phéron renferme l'abrégé dune satire humoristique à l'adresse des femmes (2). La rencontre de Frôlée avec Hélène et Ménélas est tout au plus l'adaptation égyptienne d'une tradition grec- que (3). On pouvait se demander jadis si les guides avaient tiré ces fables de leur propre fonds : la découverte des romans égyp- tiens a prouvé que, comme ailleurs, ils ont manqué d'imagi- nation. Ils se sont bornés à répéter les contes qui avaient cours dans le peuple, et la tâche leur était d'autant plus facile que la plupart des héros y portaient des noms ou des titres authen- tiques. Aussi les dynasties des historiens qui s'étaient informés auprès d'eux sont-elles un mélange de noms réels, Mènes, Sabacon, Cliéops, Chéphrên, Mykérinos, ou déformés par l'ad- dition d'un élément parasite pour les différencier de leurs homonymes, Rhampsinitosà côté de Rhamsès, Psamménilos à côté de Psammis; de prénoms altérés par la prononciation, Osymandyas pour Ousirmarî ; de sobriquets populaires, Sé- sousrî, Sésostris ; de titres Phérô, Prouîti, dont on a fait des noms propres, enfin de noms inventés de toutes pièces comme Asychis, Ouchoreus, Anysis.

La passion du roman historique ne disparut pas avec les dynasties nationales. Déjà, sous les Ptolémées, Nectanébo, le dernier roi de race indigène, était devenu le centre d'un cycle important. On avait fait de lui un magicien habile, un grand con- structeur de talismans : on le donna pour père à Alexandre de Macédonien. Poussons même au delà de l'époque romaine : la littérature byzantine et la littérature copte qui en dérive avaient,

(1) Les variantes en ont été recueillies par M. Schiefner, dans le Bul- letin de l'Académie de Saint-Pétersbourg, t. XIV, col. 299-316.

(2) Hérodote, liv. II, chap. cxi.

(3) Id., ibid., chap. cxvi.

XXX INTRODUCTION

elles aussi, leurs gestes de Cambyse et d'Alexandre, cette der- nière calquée sur l'écrit du Pseudo-Callisthènes (1), et il n'y a pas besoin de feuilleter bien longtemps les écrivains arabes pour y retrouver toute une histoire romanesque de l'Egypte empruntée aux livres coptes (2 . Que l'écrivain empêtré dans ces fables soit Latin, Grec ou Arabe, on se figure aisément ce que devient la chronologie parmi ces manifestations de la fan- taisie populaire. Hérodote, et à son exemple presque tous les écrivains anciens et modernes jusqu'à nos jours, ont placé Moiris, Sésostris, Rhampsinite, avant les rois constructeurs de pyramides. Les noms de Sésostris et de Rhampsinite sont un souvenir de la XIX" et de la XX' dynastie ; celui des rois con- structeurs de pyramides, Chéops, Chéphrén, Mykérinos, nous reporte ù la quatrième. C'est comme si un historien de la France plaçait Charlemagne après les Bonapartes ; mais la façon cavalière dont les romanciers égyptiens traitent la suc- cession des règnes nous enseigne comment il se fait qu'Héro- dote ait commis pareille erreur. L'un des contes dont les papyrus nous ont conservé l'original, celui de Satni, met en scène deux rois et un prince royal. Les rois s'appellent Ousir- mârî et Mînibphtah, le prince royal Satni Khâmoïs. Ousirmârî est un des prénoms de Ramsès II, celui qu'il avait dans sa jeu- nesse alors qu'il était encore associé à son père. Mînibphtah est une altération, peut-être volontaire, du nom de Minéphtah, fils et successeur de Ramsès II. Khâmoïs, également fils de Ramsès II, fut, pendant plus de vingt ans, le régent de l'Egypte pour le compte de son père. S'il y avait dans l'an- cienne Egypte un souverain dont la mémoire fût restée popu- laire, c'était à coup sur Ramsès II. La tradition avait porté à son compte tout ce que la lignée entière des Pharaons avait accompli de grand pendant de longs siècles. On devait donc espérer que le romancier respecterait la vérité historique et ne changerait rien à la généalogie réelle :

OusiRMARî Ramsès II. Khâmoïs Minépiitau I".

(1) Voir pp. 2o9-27i de ce volume. Les fragments du roman de Cambj'se ont été découverts et publiés par II. Schtefer, dans les Berichte de l'Aca- démie des Sciences de Berlin.

(2) Voir Maspero, le Livre des Merveilles, dans le Journal des Savants, 1S99, pp. 69-8G, li;4-l"2.

INTRODUCTION XXXI

Il a préféré n'en pas tenir compte. Khâmoîs demeure, comme dans l'histoire, le fils d'Ousirmàrî, mais Minibphtah, l'autre fils, a été déplacé. Il est représenté comme étant tellement antérieur à Ousirmàrî, qu'un vieillard, consulté par Satni- Khàmoîs sur certains événements arrivés du temps de Minib- phtah, en est réduit à invoquer le témoignage d'un ancêtre éloigné. « Le père du père de mon père a dit au père de mon père, disant : <' Le père du père de mon père a dit au père de «mon père : « Les tombeaux d'Ahouri et Maîhêt sont sous l'angle « septentrional de la maison du prêtre (1)... » Voilà six généra- tions au moins entre le Minibphtah et l'Ousirmàrî du roman :

MÎNIBPUTAU,

Nénoferképhtah Ahouri X^

Maîhêt X^

I

I

X*

I x^

1 x**

OUSIRMARÎ

Satni Khâmoîs Anoukhhorerùou.

Le fils, Minibphtah, est passé ancêtre et prédécesseur lointain de son propre père Ousirmàrî. Et ce n'est pas tout. Dans un conte difTérent, Satni devient le contemporain de l'Assyrien Sennachérib (2^ : le conteur le représente vivant six cents ans après sa mort. Dans un troisième conte (3), il est placé ainsi que son père Ramsès III quinze cents ans après un Pharaon qui paraît être un doublet de Thoutmôsis III.

Supposez un voyageur aussi disposé à enregistrer les miracles de Satni qu'Hérodote l'était à croire aux richesses de Rhampsi- nite. Pensez-vous pas qu'il eût commis, à propos de Mînib-

(1) Voir p. 128 de ce volume.

(2) D'après Hérodote, II, cxli ; cfr. pp 156-l.o8 de ce volume.

(3) L'Histoire véridique de Salni-Khdmois, voir pp. 130-155 de ce volume.

XXXII INTRODUCTION

phtah et de Ramsès II, la même erreur qu'Hérodote au sujet de Rhampsinile et de Chéops? Il aurait interverti Tordre des règnes et placé le quatrième roi de la XIX^ dynastie longtemps avant le troisième. Le drogman qui montrait le temple de Phtah et les pyramides de Gizéh aux visiteurs indigènes ou aux étrangers, savait sans doute une histoire Ton exposait comme quoi, à un Ramsès, dit Rhampsinite, le plus opulent des rois, avait succédé Chéops, le plus impie des hommes. Il la débita devant Hérodote ainsi qu'il avait faire devant beau- coup d'autres, et le bon Hérodote l'inséra dans son livre. Comme Chéops, Chéphrên et Mykérinos, forment un groupe bien circonscrit, que d'ailleurs, leurs pyramides s'élevant au même endroit, les guides n'avaient aucune raison de rompre à leurs dépens l'ordre de succession, la transposition une fois opérée pour Chéops, il devenait nécessaire de déplacer avec lui Chéphrên, Mykérinos et le prince qu'on nommait Asychis (1). Aujourd'hui que nous pouvons contrôler les paroles du voya- geur grec par le témoignage des monuments, peu nous importe qu'on l'ait trompé. Il n'écrivait pas une histoire d'Egypte. Même bien instruit, il n'aurait pas prêté au livre de son his- toire universelle qui traitait de l'Egypte plus de développe- ment qu'il ne lui en a donné. Toutes les dynasties auraient tenir en quelques pages, et il ne nous eût rien appris que les documents originaux ne nous enseignent aujourd'hui. En revanche, nous y aurions perdu la plupart de cesrécits étranges et souvent bouffons qu'il nous a contés si joliment sur la foi de ses guides. Phéron ne nous serait pas familier, ni Protée, ni Rhampsinite. Je crois que c'aurait été grand dommage. Les hiéroglyphes nous disent, ou ils nous diront un jour, ce que firent les Chéops, les Ramsès, les Thoutmôsis du monde réel. Hérodote nous apprend ce qu'on disait d'eux dans les rues de Memphis. Toute la partie de son second livre que leurs aven- tures remplissent est pour nous mieux qu'un cours d'histoire : c'est un chapitre d'histoire littéraire. Les romans qu'on y lit sont égyptiens au même titre que les romans conservés par les papyrus. Sans doute, il vaudrait mieux les posséder dans la langue d origine, mais l'habit grec qu'ils ont endossé n'est pas assez lourd pour les déguiser : même modifiés dans le détail,

(Il Asychis est la forme grécisée d'un nom Ashoukhî[iou], le riche, le fortuné, qui ne se rencontre guère avant les époi|ues saite et grecque.

INTRODUCTION XXXIII

ils ont encore, des traits de leur physionomie primitive, ce qu'il en faut pour figurer, sans trop de disparate, à côté du Conte des Deux Frères ou des Aventures de Sinouhit.

m

Voilà pour les noms : la mise en scène est purement égyp- tienne et si exacte qu'on pourrait tirer des seuls romans un ta- bleau complet des mœurs et de la société. Pharaon s'y révèle moins divin qu'on ne serait disposé à le croire, si on se con- tentait de le juger sur la mine hautaine qu'il assume dans les scènes religieuses ou triomphales. Le romancier ne répugne pas à le montrer parfois ridicule et à le placer dans une situa- tion qui contraste avec l'appareil ordinaire de sa grandeur. Il est trompé par sa femme comme un simple mortel (i), volé par ses sujets et trompé à tout coup par les voleurs (2), enlevé par un magicien et rossé d'importance devant un roi nègre (3). C'était la revanche du menu peuple dépouillé et battu, sur le maître qui l'écrasait. Le fellah qui venait de recevoir la cour- bache pour avoir refusé l'impôt, se consolait de sa poche vidée et de ses chairs meurtries en s'entendant conter comment Ma- nakhphré Siamon avait subi trois cents coups de fouet en une seule nuit, et comment il avait exhibé à ses courtisans ses reins contus. Ce n'étaient que des accidents passagers et le plus souvent la toute-puissance du souverain demeurait intacte dans la fiction comme dans l'histoire; l'étiquette se dressait toujours très haute entre ses sujets et lui. Mais le cérémonial une fois satis- fait, si l'homme lui plait, comme c'est le cas pour Sinouhît (4), il daigne s'humaniser et le dieu bon se montre bon prince (5) : même il est jovial et il plaisante sur l'apparence rustique du

l) Ainsi le Phéron d'Hérodote, II, cxi.

(2) Cfr. le Conte de Rhampsinite, pp. 180-18o du présent volume.

(3) Manakhphré Siamon dans Vllistoire véridique de Satni, jip. 144-147 du présent volume.

(4) Voir pp. 78-81 de ce volume.

(5) Dieu Bon, le Dieu Bon, est une des formules par lesquelles le pro- tocole des Pharaons débute et un des titres qu'on leur donnait le plus souvent dans les textes.

XXXIV INTRODUCTION

héros, plaisanterie de roi qui met l'assistance en gaieté mais dont le sel a s'évaporer à travers les âges, car nous ne voyons plus en quoi elle consistait (1). 11 va plus loin encore avec ses courtisans intimes, et il s'enivre devant eux, malgré eux, sans vergogne (2). 11 est du reste envahi par cet ennui pro- fond que les despotes orientaux ont éprouvé de tout temps, et que les plaisirs ordinaires ne suffisent plus à chasser même un seul instant (3).CommeHaroun-ar-raschid des Mille et une Nuits, Khoufouî et Sanofrouî se font conter des histoires merveilleuses, ou ils assistent à des séances de magie sans trop réussir à se distraire. Quelquefois, pourtant, un sorcier plus avisé que les autres leur invente un divertissement dont la nouveauté les aide à passer un ou deux jours presque joyeusement. Sanofrouî devait être aussi blasé que Haroun sur les délices du harem : un sorcier découvre pourtant le moyen de réveiller son intérêt en faisant ramer devant lui un équipage de jeunes filles à peine voilées d'un réseau à larges mailles (4). Les civilisations ont beau disparaître et les religions changer, l'esprit de FOrient demeure immuable sous tous les masques qu'on prétend lui imposer, et Méhémet-Âli, dans notre siècle, n'a pas trouvé mieux que Sanofrouî dans le sien. On visite encore à Ghoubrah les bains qu'il avait construits sur un plan particulier. « C'est, dit « Gérard de Nerval, un bassin de marbre blanc, entouré de « colonnes d'un goût byzantin, avec une fontaine dans le mi- « lieu, dont l'eau s'échappe par des gueules de crocodiles. « Toute l'enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits d'été, « le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée « dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles « dames s'y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais « avec des peignoirs en crêpe de soie, le Coran ne permettant « pas les nudités ». Sans doute, mais le crêpe de Méhémet-Ali n'était guère moins transparent que le réseau de Sanofrouî.

Celui-là, c'est le Pharaon des grandes dynasties, dont l'autorité s'exerçait indiscutée sur l'Egypte entière et pour qui les barons n'étaient que des sujets d'un rang un peu plus relevé que les autres. Mais il arrivait souvent qu'après des siècles de pouvoir

()) Voir p. 19 (le ce volume.

(2/ Voir ï Histoire dun Matelot, pp. 248-233 de ce volume.

(3) Cfr. p. 23 du iirésent volume.

(i) Voir Le Hoi Khoufoui et les Magiciens, pp. 28 30,

INTRODUCTION XXXV

absolu, la royauté s'affaiblît et ne sût plus tenir la féodalité en respect. Celle-ci reprenait le dessus avec des caractères nou- veaux selon les époques, et les plus hardis de ses membres se rendaient indépendants ou peu s'en faut, chacun dans son fief héréditaire : Pharaon n'était plus alors qu'un seigneur sans beaucoup plus de ressources que les autres, auquel on obéissait par tradition et pour lequel on prenait parti contre les rivaux afin d'empêcherque ceux-ci ne finissentpar usurper le trône et qu'ils ne remplaçassent une souveraineté presque nominale par une domination effective. Tel est Pétoubastis dans Y Emprise de la cuirasse (1). 11 n'a plus rien du maître irrésistible de qui les autres romans nous retracent le portrait, Chéops, Thoutmôsis, Ramsès II. Il est encore, par droit divin, le possesseur prétendu des deux Égyptes : seul il porte le double diadème, seul il est le fils de Hà. seul il a le droit d'envelopper ses noms des cartouches, et c'est d'après les années de son règne que la chancellerie date officiellement les événements qui s'accomplissent de son vi- vant. Toutefois la puissance réelle ne réside pas entre ses mains. 11 ne lui reste plus en bien propre qu'une faible portion de l'ancien domaine pharaonique, le nome de Tanis, celui de Memphis, peut-être deux ou trois nomes voisins; des familles apparentées à la sienne pour la plupart se sont partagé le gros du territoire et le serrent de tous côtés, Pakrourou à l'Est dans l'Ouady Toumilàt, Kaménophis au nord à Mendès et à Busiris ; Pétékhonsou et Pimouî au sud, l'undans Athribis, l'autre dans Héliopolis, sans parler des sires de Sébennytos, de Sais, de Méi- toum, de la lointaine Éléphantine, et dune quinzaine d'au- tres principautés entre lesquelles le pays se partage. Tous ces gens doivent l'hommage à Pétoubastis, le tribut, l'obéis- sance passive, le service de cour, la milice, mais ils ne daignent pas toujours se soumettre à leurs obligations et ils sont rare- ment en paix les uns avec les autres ou avec le suzerain. Ils entretiennent chacun leur armée et leur flotte oîi les merce- naires libyens, syriens, éthiopiens, asianiques même abondent à l'occasion ; ils ont leurs vassaux, leur cour, leurs finances, leurs dieux par lesquels ils jurent, leurs collèges de prêtres ou de magiciens. Ils s'allient, ils se brouillent, ils se battent d'une rive du Nil à l'autre rive, ils se coalisent contre le Pharaon pour

(1) Voir pp. 205, 206, 207, etc. du présent volume.

-KXXM INTRODUCTION

lui arracher ce qui subsiste de son domaine, puis, quand l'un d'eux sort du commun et qu'il acquiert trop d'ascendant sur 'la foule, ils s'unissent momentanément ou ils appellent les étrangers éthiopiens pour l'obliger à rentrer dans le rang. C'est déjà presque notre féodalité, et les mêmes conditions ont développé chez elle des coutumes analogues à celles qui pré- valurent pendant la durée du moyen âge français.

Voyez en effet ce qui se passe dans cette Emprise de la cuirasse dont Krall a reconstitué la fable si ingénieusement. Le sire d'Héliopolis, lerharerôou, possédait une cuirasse que ses rivaux dui enviaient. Il meurt et pendant les jours de deuil qui précèdent l'ensevelissement, Kaménophis de Mendès la dérobe on ne sait •comment : le fils d'Ierharerôou, Pimouî le petit, la réclame et comme on refuse de la lui rendre, il déclare très haut qu'il va la recouvrer par force. Ce serait la guerre allumée, clan contre clan, ville contre ville, nome contre nome, d'un bout de l'Egypte à l'autre, si Pétoubastis n'intervenait pas. Seul, ses vas- saux ne l'écouteraient peut-être guères, mais le grand chef de l'Est, Pakrourou, se joint à lui et tous deux ensemble ils im- posent leur volonté à la masse des seigneurs moindres. Ils dé- cident qu'au lieu de s'aborder en rase campagne sans trêve ni merci les adversaires et leurs partisans se battront en champs clos, selon les lois assez compliquées, ce semble, qui régissaient ce genre de rencontre. 11 y avait en Egypte un jeu très goûté du peuple et qu'on appelait le cinquante -deux sans que nous sachions exactement en quoi il consistait. Lorsque deux per- sonnages avaient un différend à vider dont ils voulaient re- mettre la décision au sort, c'est à cejeu-làqu'ils avaient recours: ainsi dans Y Aventure de Satni, le revenant Nénoferképhtah joue le livre de Thot au cinquante-deux contre Satni-Khàmoîs (1). On convient donc que la querelle de Kaménophis et de Pimouî sera réglée au cinquante-deux^ et faut-il nous représenter un spectacle analogue à celui de ces parties d'échecs vivants que les rajahs de l'Inde se plaisaient naguère à jouer, dit-on, sur le terrain? Certaines expressions le donneraient à penser, mais rien n'est moins certain. L'idée qui vient la plus naturelle, quand on lit le récit, est celle d'un tournoi. Le roi fait disposer des estrades pour lui-même et pour Pakrourou et ils sont tous

(1) Voir p. 118-119 du présent volume.

INTRODUCTION XXXVIt

deux comme les juges du camp. Ils assignent à chacun des ba- rons qui prendront part à l'action un poste et une sorte de camp particuliers : Pakrourou appareille les champions l'un contre l'autre, et, s'il en survient un nouveau lorsque l'appa- reillage est terminé, il le tient en réserve pour le cas quelque éventualité imprévue se produirait (1). Tout est réglé comme dans un carrousel, et nous devons présumer que les armes sont courtoises, mais à mesure que rengagement se prolonge les esprits s'échauffent et les jouteurs qui d'abord se préoccupaient d'observer les mesuresprescritespar lechef du jeu les oublient : ils se provoquent, ils s'insultent, ils s'attaquent sans réserve, et le vainqueur, oubliant qu'il s'agit d'une simple passe d'armeS;^ s'apprête à tuer le vaincu comme il ferait dans une bataille. Aussitôt le roi accourt ou Pakrourou, et c'est à peine si par leurs injonctions ou par leurs prières ils parviennent à prévenir la catastrophe. Lorsqu'après plusieurs heures de mêlée ils pro- clament la trêve, il semble bien que les deux partis n'ont souf- fert aucun dommage réel, mais qu'ils en sont quittes pour quel- ques blessures. On dirait une de ces batailles de notre xi'' siècle entre Français et Anglo-Normands où, après toute une journée de prouesses, les deux armées se quittaient pleines d'admiration lune pour l'autre et laissant sur le carreau trois chevaliers étouffés par leur armure. Ainsi font encore aujourd'hui les Bé- douins de lArabie, et leurs coutumes nous aident àcomprendre pourquoi Pétoubastis et Pakrourou se donnent tant de mal pour éviter qu'il n'y ait mort de prince : un clief tué, c'était l'obli- gation pour son clan de le venger et la vendetta sévissant pen- dant de longues années. Pétoubastis ne veut pas que la guerre désole l'Egypte en son temps, et si amoindrie que soit son au- torité, comme sa volonté est d'accord avec l'intérêt commun^ il la fait prévaloir sur ce point (2j.

Les premières pages du Conle des deux Frères (3) nous trans- portent bien loin de Pharaon : elles présentent une peinture excellente de ce qu'étaient la vie et les occupations habituelles

(1) Voir l'épisode de Montoubaal, pp. 222 sqq. du présent volume.

(2) Voir p. 206, 209-210, 218, 22o, 226, du présent volume, les recomman- dations réitérées de Pétoubastis et les eilorts des ditlérents seigneurs engagés dans le jeu du cinquanle-deux, pour que la lutte ne dégénère pas en guerre sérieuse.

3} Voir p. 3-6 du présent volume.

XXXVIII INTRODUCTION

du campagnard aux bords du Nil (1). Anoupou, laîné, possède «ne maison et une femme : Bitiou, le cadet, n'a rien de tout cela. Il vit chez son frère, mais non pas comme un parent chez son pa- rent ou comme un hôte chez son liùte. Il soigne les bestiaux, il les •conduit aux champs et il les ramène à Tétable, il dirige la char- rue, il fauche, il bottèle, il bat le blé, il rentre les foins. Chaque soir, avant de se coucher, il met au four le pain de la famille et il se lève de grand matin pour laller retirer. Pendant la saison du labourage, c'est lui qui court à la ferme chercher les semailles et qui rapporte sur son dos la charge de plusieurs hommes. Il file en menant ses animaux aux pâturages de bonnes herbes, et quandFinondation retient bêtes et gens au logis, il s'accroupit devant le métier et il devient tisserand. Bref, c'est un valet, un valet uni au maître parles liens du sang, mais un valet. Il ne faut pas en conclure d'une manière générale l'existence du droit d'aînesse, ni que, partout en Egypte, l'usage à défaut de la loi plaçât le plus jeune dans la main de l'aîné. Tous les enfants d'un même père jouissaient des mêmes droits à la succession, quel que fût leur rang de naissance. La loi était formelle à cet égard, et le bénéfice s'en étendait non seulement aux enfants nés dans le mariage mais encore aux enfants nés hors le ma- riage. Les fils ou les filles de la concubine héritaient au même titre et dans la même proportion que les fils ou les filles de la femme légitime {'Ij. Anoupou et Bitiou, issus de mères diffé- rentes, auraient été égaux devant la loi et devant la coutume : à plus forte raison l'étaient-ils, puisque le conteur les déclare ssus d'un seul père et d'une seule mère.

L'inégalité apparente de condition que marquent les pre- mières pages du roman n'était donc pas commandée par le droit égyptien : il faut lui chercher une cause ailleurs que dans la législation. Supposez qu'après la mort de leurs parents communs, Bitiou, au lieu de rester chez Anoupou, eût pris la moitié qui lui revenait de l'héritage et fût allé chercher for- tune par le monde, à quels ennuis et à quelles avanies ne se fût-il pas exposé? Un paysan dont l'histoire est contée au

(1) Voir dans la Zeilschrifl fur jEgi/ptische Spraclte, 1879, p. 58-63, un article le texte du conte égjptien est comparé aux peintures du tom- beau de Pihiri, a El-Kab ^Lepsius, Denkm., III, bl. 10).

{■2) Wilkinson, Manners and CusIodis of Ike Ancient Egyplians, First séries, vol. 111, p. 320.

INTRODUCTION XXXIX

Papyrus de Berlin fl, et qui faisait le commerce entre TÉgypte et le Pays du Sel (1), est volé par l'homme lige d'un grand seigneur sur les terres duquel il passait (2). Il porte plainte, l'enquête prouve la justesse de sa réclamation, vous imaginez qu'on va lui rendre son dû? Point. Son voleur appartient à une personne de qualité, a des amis, des parents, un maître. Le paysan, lui, n'est qu'un homme sans maître; l'auteur a soin de nous l'apprendre, et n'avoir point de maître est un tort impar- donnable dans la féodale Egypte. Contre les seigneurs puis- sants qui se partageaient le pays, contre les employés qui l'exploitaient pour le compte de Pharaon, un simple particulier isolé était sans défense. Le pauvre homme prie, supplie, pré- sente à mainte reprise sa requête piteuse. Comme, après tout, il est dans son droit. Pharaon commande qu'on ait soin de sa femme et qu'on ne le laisse pas mourir de faim ; quant à juger l'afTaire et à passer sentence, on verra plus tard s'il y a lieu. Peut-être finit-il par obtenir justice ; peut-être lui donna-t-on à entendre discrètement qu'on lui saurait gré de couper court à ses doléances. La fin du manuscrit est perdue, et, avec la fin du manuscrit, la fin de l'histoire; mais ce qui en reste n'explique-t-il pas suffisamment pourquoi Bitiou est resté chez son frère? L'aîné, devenu maître par provision, était pour le cadet un protecteur qui le gardait du mal, lui et son bien, jus- qu'au jour qu'un riche mariage, un caprice du souverain, une élévation soudaine, un héritage imprévu, ou simplement l'ad- mission parmi les scribes, lui assurerait un protecteur plus puissant et par aventure de protégé le ferait protecteur à son tour.

Donc, à prendre chacun des contes détail par détail, on verra que tout le côté matériel de la civilisation qu'ils décri- vent est purement égyptien. Le fait n'est pas contesté pour ceux d'entre eux dont nous possédons l'original hiératique : il l'a été pour ceux dont nous ne connaissons plus que la version en langue étrangère, comme c'est le cas du conte de Rharapsi- nite. Je n'ai pas l'intention de reprendre ce conte mot par mot, afin de montrer combien il est égyptien dans le fond,

(1) C'est le nom de lOasis qui entoure les Lacs de Natron, la Scythiaca regio des géographies classiques (Dùmichen, Die Ousen der Lybisclien Wiisle, p. 29, stjq. ; Brugsch, Heise iiach dev GrossenOase, p. 74, sqq.).

(2j Cfr. VHI^loire d'un Saunier, p. 44-j4 du présent volume.

XL INTRODUCTION

malgré le vêtement grec qu'Hérodote lui a donné. Je me bor- nerai à examiner deux des points qu'on y a relevés comme indiquant une origine étrangère.

L'architecte cliargé de construire un trésor pour Pharaon tailla et assit une pierre si proprement, que deux hommes, voire un seul, la pouvaient tirer et mouvoir de sa place (1). La pierre mobile n'est pas, a-t-on dit, une invention égyptienne : en Egypte, on bâtissait les édifices publics en très gros appa- reil, et toute l'habileté du monde n'aurait pas permis à un architecte de disposer un des blocs énormes qu'il employait de manière à le rendre mobile. Strabon savait déjà pourtant qu'on pénétrait dans la grande pyramide par un couloir que fermait une pierre mobile (2), et, en dehors de la pyramide, les temples étaient remplis de cachettes dissimulées selon la manière qu'Hé- rodote nous indique. A Dendérah, par exemple, il y a douze cryptes perdues dans les fondations de l'édifice ou dans l'épais- seur de ses parois. « Elles communiquent avec le temple par « des passages étroits qui débouchent dans les salles sous la « forme de trous aujourd'hui ouverts et libres. Mais ils étaient « autrefois fermés par une pierre ad hoc, dont la face, tournée « vers l'extérieur, était sculptée comme le reste de la mu- « raille (3) ». Un passage du Conte de Khoufoui semble dire que la crypte le dieu Thot tenait sa bibliothèque cachée était close, à Héliopolis, par un bloc analogue à ceux que Mariette a si bien décrits (4). Les inscriptions montrent qu'on prenait toutes les précautions possibles pour que la chambre secrète demeurât inconnue non seulement aux visiteurs, mais à la plus grande partie des employés du temple. <- Point ne la connais- « sent les profanes, la porte ; si on la cherche, personne ne la

(1) Hérodote, II, cxxi et p. 181 du présent volume. Cfr. Xouveau Frag- ment d'un commentaire sur le second livre d'Hérodote, dans Maspero, Mélanges de Mgthologie et d'Archéologie, t. III, p. 415-416.

(2) Strabon, XVII, p. 508.: cfr. L. Borchardt, Der X'Oo; È^xipioi^oq, dans la Zeilschrifl, t. XXXV, p. 87-89. Flinders Pétrie a montré que la grande pyramide de Dahchour se fermait au moyen d'une pierre à pivot {the Pyramids and Temples of Gizeh, p. 145-145, 1G7-169, et pi. XI).

(3) Mariette, Dendérah, texte, p. 227-228. Jomard avait déjà signalé une pierre mobile de ce genre dans le temple de Deir el Médinéh {Description spéciale de Memphis el des Pyramides dans la Description de VÈgyptei 2' éd., t. V, p. 444).

(4; Voir le conte intitulé Le Roi Khoufouî et les Magiciens, p. 34-35 du présent volume.

INTRODUCTION XLI

a trouve, excepté les prophètes de la déesse (1) ». Les prêtres de Dendérah étaient exactement dans la même condition que l'architecte de Rhampsinite et ses fils. Ils savaient comment pénétrer dans un réduit rempli de métaux et d'objets précieux, et ils étaient seuls à le savoir. Il leur suffisait de lever une pierre que rien ne signalait aux yeux des profanes, pour se trouver en présence d'un couloir dans la paroi : ils s'y enga- geaient en rampant et ils arrivaient après quelques instants au milieu du trésor. Le bloc remis en place, l'œil le mieux exercé ne pouvait plus reconnaître l'endroit précis oîi le passage débouchait (2 .

Plus loin, celui des fils de l'architecte qui a échappé à la mort enivre les gardes chargés de veiller sur le cadavre de son frère et il leur rase à tous la barbe de la joue droite (3j. Wil- kinson a fait observer, le premier je crois, qu'en Egypte les soldats n'avaient point de barbe et que toutes les classes de la société avaient l'habitude de se raser : les seuls personnages qui sont représentés barbus sont des barbares (4). Depuis lors, on n"a jamais manqué de répéter son assertion comme une preuve de l'origine étrangère du conte. Il en est de celle-là comme de bien d'autres que l'ouvrage de Wilkinson renferme : elle a été faite après une étude trop hâtive des monuments. Les Égyptiens de race pure pouvaient porter la barbe, et ils la portaient quand ils en avaient le caprice ; les bas-reliefs et les statues de toutes les époques le prouvent suffisamment. Il en aurait été autrement, que l'affirmation de Wilkinson n'en serait pas moins malheureuse. Les soldats de police auxquels on avait confié le corps appartenaient à une tribu d'origine libyenne du nom de Maziou, et, de l'aveu même de W' ilkinson, ils laissaient pousser leur barbe en leur qualité d'étrangers. Des autres corps de l'armée égyptienne, telle qu'elle était au temps des Saïtes et des Perses, telle en un mot qu'Hérodote a pu la connaître, les uns étaient Libyens comme les Mashaouasha,les autres étaient des mercenaires sémitiques, Cariens ou Grecs, d'autres enfin faisaient partie des garnisons persanes: ils étaient

(1) Mariette, Dendéra/i, planches, t. 111, pi. 30, c.

(2) Voir dans Mariette, Dendérah, t. V, Supplément, la planche sont dessinés la coupe et le mode de fermeture des cryptes.

(3) Hérodote, II, cx.\i; cfr. p. 184 du présent volume.

(4) Cf. VHerodolus de George Ilawlinson, t. II, p. 1G5, note 4.

XLII INTRODUCTION

tous barbus communément (1). Il faut donc avouer que, pour les Égyptiens contemporains, il n'y avait rien que d'ordi- naire à voir des soldats barbus, qu'ils fussent nés dans le pays ou venus du dehors; l'épisode de la barbe rasée n'est pas une preuve contre l'origine indigène du conte.

Mais laissons de côté ces détails purement matériels. Le côté moral de la civilisation n'est pas reproduit moins exacte- ment dans nos récits. Sans doute, il faut éviter de prendre au pied de la lettre tout ce qu'ils semblent nous apprendre sur la vie privée des Égyptiens. Le conteur de ces temps-là, comme le conteur moderne, s'attachait à développer ou développait d'ins- tinct des sentiments ou des caractères qui n'étaient, après tout, qu'une exception sur la masse de la nation. S'il fallait juger les Égyptiennes par le portrait qu'en tracent les roman- ciers, on serait porté à concevoir de leur chasteté une opinion assez triste. La fille de Rhampsinite ouvre sa chambre à tout venant et s'abandonne à qui la paie : c'est, si l'on veut, une victime de la raison d'État, mais une victime résignée (2). Tboubouî accueille Satni et se déclare prête à le recevoir dans son lit dès la première entrevue. Si elle parait incertaine au moment décisif et si elle retarde à plusieurs reprises l'heure de sa défaite, la pudeur n'est pour rien dans son hésitation ; il s'agit de faire acheter au plus cher ce qu'elle a l'intention de vendre et de ne livrer qu'après paiement du prix convenu (3). La vue de Bitiou, jeune et vigoureux, soulève dans le cœur de la femme d'Anoupou un désir irrésistible (4). L'épouse divine de Bitiou consent à trahir son mari en échange de quelques bijoux et à devenir la favorite du roi 5). Princesses, filles de la caste sacerdotale, paysannes, toutes se valent en matière de vertu. Je ne vois d'honnêtes qu'Ahouri (6), Mahîtouaskhît (7) et une étrangère, la fille du chef de Naharinna; encore l'em-

^1) Une slèle de la XVII I" dynastie nous a conservé le portrait d'un mer- cenaire asiatique, mort en Egypte et qui portait toute sa barbe (Spicgel- berg, dans la Zeilsclirift, t. XXXVI, p. 126-127).

(2) Hérodote, II, cxxi; cfr. p. 184-185 de ce volume.

(3) Voir p. 120-12o du présent volume.

(4) Voir p. 5-G du présent vcihmie.

(5) Voir p. 14 du présent volume.

(G) Dans V Aventure de Satni-Khdmoîs, p. lOo sqq. du présent volume. (7) Dans VHistoire véridique de Satni-Khdmoîs, p. 132 sqq. du présent volume.

INTRODUCTION XLIII

portement avec lequel cette dernière se jette dans les bras de l'homme que le hasard a fait son mari donne-t-il fort à réflé- chir (l).

Dans l'écrit d'un moraliste de profession, la satire des mœurs féminines n'a guère de valeur historique : c'est un lieu com- mun, dont le développement varie selon les époques ou selon les pays, mais dont le thème ne prouve rien contre une époque ou contre un pays déterminé. Que Ptahhotpou définisse la femme vicieuse un faisceau de toutes les méchancetés, un sac plein de toutes sortes de malices (2) ; qu'Ani, reprenant le même thème à trois mille ans d'intervalle, la décrive comme une eau profonde et dont nul ne connaît les détours (3), leur dire est sans importance : toutes les femmes de leur temps au- raient été vertueuses qu'ils leur auraient inventé des vices pour avoir le plaisir d'en tirer des effets de rhétorique. Mais les conteurs ne faisaient pas métier de prêcher la pudeur. Ils n'avaient aucun parti pris de satire contre les femmes, et ils les peignaient telles qu'elles étaient pour les contemporains, telles peut-être qu'eux-mêmes les avaient connues à l'user. Je doute qu'ils eussent jamais rencontré, au cours de leurs bonnes fortunes, une princesse du harem de Pharaon ; mais Tboubouî se promenait chaque jour dans les rues de Memphis, les hiéro- dules ne réservaient pas toutes leurs faveurs pour les princes du sang, la compagne de Bitiou n'était pas seule à aimer la pa- rure, et plus d'un beau-frère sans scrupule savait trouver la femme d'Anoupou. Les mœurs étaient faciles en Egypte. Mûre d'une maturité précoce, l'Égyptienne vivait dans un monde les lois et les coutumes semblaient conspirer à développer ses ardeurs natives. Enfant, elle jouait nue avec ses frères nus; femme, la mode lui laissait la gorge au vent et l'habillait d'é- toffes transparentes qui l'exposaient nue aux regards des hommes. A la ville, les servantes qui l'entouraient d'ordinaire et qui se pressaient autour de son mari ou de ses hôtes ne portaient pour vêtement qu'une étroite ceinture serrée sur la

(1) Dans le Conte du l'rince Prédestiné, p. 169 sqq. du présent volume. ' (2) Dans le traité de morale du Papyrus Prisse, pi. X, 1. i-4. Gfr. Virey, Éludes sur le Papyrus Prisse, p. 6i-66.

(3) Dans le dialogue iihiiosuphii[ue entre .Vni et son fils Kiionshotpou (Mariette, Papyrus de Boulaq, t. l,pl. XVI, 1. 13-17; Gfr. Chabas, L'Éyypto- logie, t. I, p. 6j sqq.).

XLIV INTRODUCTION

hanche ; à la campagne, les paysans de ses domaines mettaient pagne bas pour travailler. La religion et les cérémonies du culte attiraient son attention sur des formes obscènes de la divinité, et récriture elle-même étalait à ses regards des images impu- diques. Lorsqu'on lui parlait d'amour, elle n'avait pas, comme la jeune fille moderne, la rêverie de l'amour idéal, mais l'image nette et précise de l'amour physique. Rien d'étonnant, après cela, si la vue d'un homme robuste émeut la femme d'Anoupou au point de lui faire perdre toute retenue. Il suffisait à peu près qu'une Égyptienne conçût l'idée de l'adultère pour qu'elle cherchât à le consommer aussitôt ; mais y avait-il en Egypte plus de femmes qu'ailleurs à concevoir l'idée de l'adultère ?

Les guides contèrent à Hérodote, et Hérodote nous conte à son tour avec la gravité de l'historien, qu'un certain Pharaon, devenu aveugle à cause de son impiété, avait été condamné par les dieux en belle humeur à ne recouvrer la vue... Hérodote est quelquefois scabreux à traduire. Bref, il s'agissait de trouver une femme qui n'eût jamais eu de commerce qu'avec son mari. La reine subit l'épreuve, puis les dames de la cour, puis celles de la ville, puis les provinciales, les campagnardes, les esclaves: rien n'y fît, le bon roi continuait de n'y voir goutte. Après bien des recherches, il découvrit la porteuse du remède et il l'épousa. Les autres ? H les enferma dans une ville et il les y brûla : les choses se passaient de la sorte en ce temps {i}. Ce fabliau, débité au coin d'un carrefour par un conteur des rues ou lu à loisir après boire, devait avoir le succès qu'une histoire gra- veleuse obtient toujours auprès des hommes ; mais chaque Égyp- tien pensait à part soi, tout en riant, qu'en pareille aventure sa ménagère aurait su le guérir et il ne pensait pas mal. Les contes grivois de Memphis ne disent rien de plus que les contes grivois des autres nations ; ils procèdent de ce fonds de rancune commune que l'homme a toujours conservé et partout contre la femme. Les bourgeoises égrillardes de notre moyen âge et les Egyptiennes impudiques des récits memphites n'ont rien à s'envier; mais ce que les conteurs nous disent d'elles ne prouve rien contre les mœurs féminines de leur temps.

Ces restrictions faites, le ilienu des aventures est égyptien. Prenez le passage Satni rencontre Tboubouî et lui déclare

(1) Hérodote, II, cxi.

INTRODUCTION XLV

son désir. Les noms changés, nous avons la peinture exacte de ce qui se passait à Thèbes ou à Memphis en cas pareil : les préliminaires noués par le valet et la servante, le rendez-vous, le divertissement et le repas que la femme offre à son amant, le marchandage avant l'abandon final. Les amoureux des Mille et une A'uits n'agissent pas autrement; même l'inévitable cadi qu'on appelle toujours pour célébrer le mariage de la Zobéide avec l'Ahmed ou le Noureddin d'occasion est déjà an- noncé par le maître d'école qui rédige le contrat destiné à trans- férer sur Tboubouî les biens de Satni-Khàmoîs (1). Quant aux événements qui précipitent ou qui retardent le dénoùment, ils sont le plus souvent les incidents de la vie journalière en Egypte.

IV

Je dis tous les incidents sans exception, même les plus in- vraisiemblables, car il ne faut pas tomber dans l'erreur vulgaire de juger les conditions de la vie égyptienne par celles de la nôtre. On n'emploie pas communément chez nous comme res- sorts de romans, les apparitions de divinités, les songes, les transformations de l'homme en bête, les animaux parlants, les opérations magiques : ceux qui croient fermement aux miracles de ce genre les considèrent comme un accident des plus rares.

II n'en allait pas de même en Egypte et ce que nous appelons le surnaturel y était journalier. Les songes y jouaient un rôle considérable dans la vie des souverains ou des particu- liers, soit qu'ils vinssent d'eux-mêmes par la volonté expresse d'undieu, soit qu'on les provoquât en allant passer la nuit etdor- mirdans certains temples (2). De même la croyance aux inter- signes était universelle, et ce n'était pas seulement dans le roman que le héros était prévenu de la mort de son frère par les bouillons d'un cruchon de bière ou par les dépôts de lie d'une bouteille de vin (3) : tant de gens avaient reçu de ces

(1/ Voir p. 123 srfq. de ce volume.

(2) Cfr. l'incubation de Mahitouaskhit et d'IIorus, le fils de Pnnishi, dans l'Histoire véridique de Satni, p. 132, 146-147, du présent volume.

(3) C'est ce qui arrive au frère de Bitiou dans le Conte des deux Frères, p. 10, 14, du présent volume; cfr. p. 130, 133, un intersigne analogue dans VUistoire véridique de Satni Klifunois.

XLVI INTRODUCTION

avertissements mystérieux que personne ne s'avisait de crier à l'invraisemblance lorsqu'on les retrouvait dans le roman. La sorcellerie enfin avait sa place dans la vie courante, aussi bien que la guerre, le commerce, la littérature, les métiers qu'on exerçait, lesdivertissements qu'on prenait. Tout le monde n'avait pas vu les prodiges qu'elle opérait, mais tout le monde con- naissait quelqu'un qui les avait vus s'accomplir, en avait profité ou en avait souffert. La magie était donc une science, et d'un ordre très relevé. A bien considérer les choses, le prêtre était un magicien : les cérémonies qu'il célébrait, les prières qu'il récitait étaient autant d'arts magiques par lesquels il obligeait son dieu ou ses dieux à agir pour lui de telle ou telle manière, à lui accorder telle ou telle faveur en ce monde ou dans l'autre. Les prêtres porteurs du livre (khri-habi), qui possédaient les secrets de la divinité au ciel, sur la terre, dans l'enfer, pou- vaient exécuter tous les prodiges qu'on réclamait d'eux : Pha- raon en avait toujours plusieurs à côté de lui, qu'on nommait khrl-hahi en chef, ei qui étaient ses sorciers attitrés. Il les con- sultait, et quand ils lui avaient suscité quelque merveille nouvelle, il les comblait de présents et d'honneurs. L'un savait rattacher au tronc une tête fraîchement coupée, l'autre fabri- quait un crocodile qui dévorait ses ennemis, un troisième ou- vrait les eaux et les amoncelait à son gré (1). Les grands eux- mêmes, Satni-Khâmoîs et son frère, étaient initiés aux sciences surnaturelles et ils en déchiffraient les grimoires mystiques. Même Satni s'acquit un renom tel de supériorité en ce genre d'études qu'un cycle complet d'histoires se groupa autour de son nom(2). Unprincesorciern'inspireraitpluschez nous qu'une estime médiocre: en Egypte, la magie n'était pas incompatible avec la royauté, et les sorciers de Pharaon eurent souvent Pha- raon pour élève [li]. Parmi les personnages de nos contes, plusieurs sont donc des

(1) Voir le conte iatitulc Khoufoiû et les Magiciens, p. 23 sqq. La Iradi- tion juive et arabe avait gardé le souvenir de ces magiciens puissants, comme le prouvent et l'histoire de Moïse, et la description que Makrizî, par exemple (Malan, A Short Story of the Copts and of tlieir Churc/i, p. 13-15), fait d'une réunion des sages égyptiens.

(2) Voir les trois contes ou sommaires de contes relatifs à Satni et qui sont publiés aux p. 100-158 du présent volume.

(3) Môme encore au temps de la Renaissance, un prince sorcier n'en était que plus estimé. On peul voir, par exemple, au Weisskunig, le jcime

INTRODUGTIOxN XLYII

sorciers amateurs ou de profession, Tboubouî (I), Nénofer- képhtali (2), Oubaou-anir et Zazamànoukhou(3), Didi (4), Séno- siris (5), Horou fils de la Négresse (6). Bitiou a enchante son cœur », se l'arrache de la poitrine sans cesser de vivre, se transforme successivement en bœuf et en arbre (7. Khâ- moîs et son frère ont appris, par aventure, l'existence d'un livre que le dieu Thot avait écrit de sa propre main et qui était pourvu de propriétés merveilleuses. Ce livre se composait de deux formules, sans plus, mais quelles formules! « Si turécites lapremière, tu charmeras le ciel, la terre, le monde « de la nuit, les montagnes, les eaux ; tu comprendras ce que « les oiseaux et les reptiles disent, tous tant qu'ils sont ; tu ver- « ras les poissons de l'abîme, car une force divine les fera « monter à la surface de l'eau. Si tu récites la seconde for- te mule, encore que tu sois dans la tombe, tu reprendras la « forme que tu avais sur la terre ; même tu verras le soleil se « levant au ciel et son cycle de dieux, la lune en la forme « qu'elle a quand elle paraît » (8). Satni-Kliàmoîs tenait à se procurer, outre l'inefTable douceur de voir à son gré le lever de la lune, la certitude de ne jamais perdre la forme qu'il avait sur terre : le désir qu'il a de s'emparer du livre merveilleux devient le principal ressort du roman. La science à laquelle il se livre est d'ailleurs exigeante et elle impose à ses fidèles la chasteté, l'abstinence et d'autres vertus qu'ils ne peuvent toujours pra- tiquer jusqu'au bout (9 . Et pourtant elle leur est si douce qu'ils

Maximilien d'Autr che instruit par ses précepteurs ecclésiastiques aux secrets de la Magie Noire.

(1 L'tiéroïne de la seconde partie de V Aventure de Safni-K/idmoîs, p. 120 sqq . du présent volume,

2) Voir, p. 107-108 du présent volume, ce que l'auteur de {'Aventure dit des études magiques de ce personnage.

,3) Leurs exploits sont racontés tout au long au début de la partie conservée du Conte de Khoufouî, p. 24-30.

(4) Voir, p. 30 sqq. la description de ce personnage et des prodiges qu'il exécute.

(5) Il est le héros de Vllisloire léridifjue, p. 130-loj du présent volume. 6, Celui-ci est un Éthiopien élevé au.\ sciences de l'Egypte par Ilorus,

le fils de Panishi, et à cellesMu Soudan par sa mère Taahsit, la .Négresse ; 'fr. p. 143 sqq. du présent volume.

(1) Cfr. p. 10, la, 16, du présent volume.

(8) Cfr. p. 108, 113, du présent volume.

,9) Cfr. p. 120 note 2, et p. 12.j note 1, du présent volume.

XLVIII INTRODUCTION

s'y absorbent et qu'ils négligent pour elle toutes les occupations ordinaires de la vie : ils ne voient plus rien qu'elle, ils ne boi- vent plus, ils ne mangent plus, ils n'ont plus qu'une idée, lire leur grimoire et user sans relâche de la puissance qu'illeurpro- cure (1). Cet enivrement ne va pas sans danger : les dieux ou les morts auxquels le sorcier a ravi leurs talismans essaient de les recouvrer et tous les moyens leur sont bons. Ils rôdent sans cesse autour de lui et ils profitent de ses passions ou de ses faiblesses pour le réduire à leur discrétion : l'amour est leur grand auxiliaire et c'est par le moyen de la femme qu'ils réus- sissent le plus souvent à reconquérir leur trésor perdu (2).

Et la puissance de l'art magique ne cessait pas avec la vie. Qu'il le voulût ou non, chaque Égyptien était, après sa mort, soumis aussi fatalement que pendant sa vie aux charmes et aux formules. On croyait, en effet, que l'existence de l'homme se rattachait par des liens nécessaires àcelle de l'univers etdes dieux. Les dieux n'avaient pas toujours marqué pour l'huma- nité cette indifférence dédaigneuse à laquelle ils semblaient se complaire depuis le temps de Menés. Ils étaient descendus jadis dans le monde récent encore de la création, ils s'étaient mêlés familièrement aux peuples nouveau-nés, et, prenant un corps de chair, ils s'étaient soumis aux passions et aux fai- blesses de la chair. On les avait vus s'aimer et se combattre, ré- gner et se succéder, triompher et succomber tour à tour. La jalousie, la colère, la haine avaient agité leurs âmes divines comme elles avaient fait de simples âmes humaines. Isis, veuve et délaissée, pleura de vraies larmes de femme sur son mari assassiné (3), et sa déité ne la sauva point des douleurs de l'en- fantement. Râ faillit périr de la piqûre d'un serpent (4) et il dé- truisit les premiers hommes dans un accès de fureur : il avait vieilli et par sa décrépitude il avait enduré toutes les misères de la seconde enfance, branlant de la tète et bavant comme un vieillard humain (5). Horus l'enfant conquitle trône d'Egypte les

(1) Ainsi Satni-KJiâmois; cfr. p. 120, du présent volume.

(2) Voir p. 120 sqq. la lutte de Nénoferképhtah et de Satni, et la victoire que Nénoferképhtah remporte par l'entremise de Tbouboui.

(3) Le livre des Lamenlalions d'Isis et de Nephthys a été publié par M. de Horrack.

(4) E. Lefébure, Vn Chapitre de la Chronique solaire, dans la Zeitschrift, 1883, p. 27-33.

(5) E. Naville, La Destruction des hommes par les dieux, dans les Trans-

I

INTRODUCTION XLIX

armes à la main (1). Plus tard, les dieux s'étaient retirés de la terre; autant jadis ils avaient aimé se montrer ici-bas, autant maintenant ils mettaient de soin à se dissimuler dans le mys- tère de leur éternité. Qui, parmi les vivants, pouvait se vanter d'avoir entrevu leur face?

Et pourtant les incidents heureux ou funestes de leur vie cor- porelle décidaient encore à distance le bonheur ou le malheur de chaque génération, et, dans chaque génération, de chaque individu. Le 17 Âthyr d'une année si bien perdue dans les loin- tains du passé qu'on ne savait plus au juste combien de siècles s'étaient écoulés depuis, Sîtou avait attiré près de lui son frère Osiris et il l'avait tué en trahison au milieu d'un banquet (2). Chaque année, à pareil jour, la tragédie qui s'était jouée dans le palais terrestre du dieu semblait recommencer dans les pro- fondeurs du ciel. Comme au même instant de la mort d'Osiris, la puissance du bien s'amoindrissait, la souveraineté du mal prévalait partout ; la nature entière, abandonnée aux divinités de ténèbres, se retournait contre l'homme. Un dévot n'avait garde de rien entreprendre ce jour-là : quoi qu'il se fût avisé de faire, c'aurait échoué. S'il sortait au bord du fleuve, un croco- dile l'assaillait comme le crocodile envoyé par Sîtou avait assailli Osiris. S'il partait pour un voyage, il pouvait dire adieu pour jamais à sa famille et à sa maison : il était certain de ne plus revenir. Mieux valait s'enfermer chez soi, attendre, dans la crainte et dans l'inaction, que les heures de danger s'en fussent allées une aune, et que le soleil du jour suivant eût mis le mauvais en déroute. Le 9 Khoïak, Tliot avait rencontré Sîtou et il avait remporté sur lui une grande victoire. Le 9 Khoïak de chaque année, il y avait fête sur la terre parmi les hommes, fête dans le ciel parmi les dieux et sécurité de tout commencer (3). Les jours se succédaient fastes ou néfastes.

actions of Ihe Society of Biblical Archseology, t. IV, p. 1-19, t. VIII, p. 412-420.

(1) E. Naville, Le Mythe d'Horus, in-folio, Genève, 1870 ; Brugsch, Die Sageder Geflugelten Sonne, in-4'', 1871, Gôttingen.

(2) De Iside et Osiride, c. 13 (édit. Parthey, p. 21-23). La confirmation du texte de Plutarque se trouve dans plusieurs passages des textes ma- giques ou religieux {Papyrus magique Marris, édition Chabas, pi. IX, 1. 2 sqq. etc.).

(3) Papyrus Sallier IV, pi. X, I. 8-10.

d

L INTRODUCTION

selon révénemenl qu'ils avaient vu s'accomplir au temps des dynasties divines.

« Le 4 Tybi. Bon, bon, bon (1). Quoi que tu voies en ce jour, c'est pour toi d'heureux présage. Qui nait ce jour-là meurt le plus âgé de tous les gens de sa maison ; il aura longue vie succédant à son père.

« Le 5 Tybi. Mauvais, mauvais, mauvais. C'est le jour furent brûlés les chefs par la déesse Sokhît qui réside dans la demeure blanche, lorsqu'ils sévirent, se transformèrent, vinrent (2) : gâteaux d'offrandes pour Shou, Phtah, Thot; encens sur le feu pour et les dieux de sa suite, pour Phtah, Thot, Hou-Saou, en ce jour. Quoi que tu voies en ce jour, ce sera heureux (3j.

« Le 7 Tybi. Mauvais, mauvais, mauvais. Ne t'unis pas aux femmes devant l'œil d'Horus (4). Le feu qui brûle dans ta maison, garde toi de t'exposer à son atteinte funeste.

« Le 8 Tybi. Bon, bon, bon. Quoi que tu voies en ce jour, de ton œil, le cycle divin t'exauce. Consolidation des débris (5).

(i) Les Égyptiens divisaient les douze heures du jour, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, en trois sections, ou, comme ils disaient, en trois saisons {tori] de quatre heures chacune. Les trois épithètes qu'on trouve après chaque date au Calendrier Sallier s'appliquent cha- cune à une des sections. Le plus souvent, le présage valait pour le jour entier: alors on trouve la note, bon, bon, bon; hostile, hostile, hostile. Mais il pouvait arriver que, l'une des sections étant funeste, les deux autres fussent favorables. On rencontre alors la notation, bon, bon, hos- tile, ou une notation analogue répondant à la qualité des présages observés. On remarquera qu'il n'est pas question dans ce curieux ouvrage de pronostics relatifs aux heures de la nuit. Le fait s'explique de soi dès qu'on prend connaissance des superstitions analogues qui ont existé ou qui existent encore chez d'autres peuples anciens ou modernes. Chez tous, la nuit entière est mauvaise; c'est le temps les esprits, les morts, les démons de toute nature à formes humaines et animales, obtiennent la plénitude de leur pouvoir et, n'ayant pas à craindre la lumière, sortent de leurs retraites. Il n'y a donc pas lieu d'indiciuer pour la nuit les mêmes divisions que pour le jour.

(2) Je ne saurais dire à quel épisode des guerres osiriennes ce passage fait allusion.

(3) Pap. Sullier IV, pi. 13, 1. 6-7. (4; Ici le Soleil.

(ii) Le dernier membre de phrase se rapporte à la reconstruction paj. Isis du corps mutilé d'Osiris. La légende voulait, en effet, quOsiris, mis en pièces par Sitou, recueilli lambeau à lambeau puis placé sur un lit funéraire par Isis etNephthys, se fût reconstitué un moment et eût engendré Horus.

INTRODUCTION LI

« Le 0 Tybi. Bon, bon, bon. Les dieux acclament la déesse du midi en ce jour. Présenter des gâteaux de fête et des pains frais qui réjouissent le cœur des dieux et des mânes.

« Le 10 Tybi. Mauvais, mauvais, mauvais. Ne fais pas un feu de joncs ce jour-là. Ce jour-là, le feu sortit du dieu Sop-ho dans le Delta, en ce jour (1).

« Le 14 Tybi. Mauvais, mauvais, mauvais. N'approche pas de la flamme en ce jour : Râ, v. s. f., l'a dirigée pour anéantir tous ses ennemis, et quiconque en approche en ce jour, il ne se porte plus bien tout le temps de sa vie ».

Tel officier de haut rang qui, le 13 de Tybi, affrontait la dent d'un lion en toute assurance et fierté de courage, ou en- trait dans la mêlée sans redouter la morsure des flèches syriennes (2), le 12, s'effrayait à la vue d'un rat et, tremblant, détournait les yeux (3).

Chaque jour avait ses influences, et les influences accumu- lées formaient le destin. Le destin naissait avec l'homme, gran- dissait avec lui, le guidait à travers sa jeunesse et son âge mûr, jetait, pour ainsi dire, sa vie entière dans le moule immuable que les actions des dieux avaient préparé dès le commence- ment des temps. Les Pharaons étaient soumis audestin, soumis aussi les chefs des nations étrangères (4). Le destin suivait son homme jusqu'après la mort; il assistait avec la fortune au juge- ment de l'âme (5), soit pour rendre au jury infernal le compte exact des vertus ou des crimes, soit afin de préparer les condi- tions d'une vie nouvelle. Les traits sous lesquels on se le figu- rait n'avaient rien de hideux. Cétait une déesse, Hàthor, ou mieux sept jeunes et belles déesses (G), des Ilâthors à la face

(1) Je ne sais pas quel est le dieu Sop-ho, ni à quel propos il mit le Delta en feu.

(2) C'était en effet un jour heureu.x {Pap. Sallier IV, pi. XIV, 1. 4).

(3^ On trouve, en eOct, pour le 12 Tybi, la note suivante {Pap. Sallier IV, pi. XIV, 1. 3) : « Le 12 Tybi. Mauvais, mauvais, mauvais. Tâche de ne voir aucun rat; ne t'en apftroche pas dans ta maison ».

(4) Il est dit d un des princes de Khàti que « sa destinée » lui donna son frère pour successeur [Traité de Rutnsès II avec le prince de K/idli, 1. 10-11).

(o) Voir le tableau du jugement de l'âme au chap. 125du Livredes Morts.

(G) C'est le chiffre donné par le Conte des deux Frères (pi. IX, 1. 8; cfr p. 12 du présent volume^. Dans d'autres documents, au Conte du Prince prédestiné par exemple (cfr. p. 1G9 du présent volume), le nombre n'en est pas limité.

LU INTRODUCTION

rosée et aux oreilles de génisse, toujours gracieuses, toujours souriantes, qu'il s'agît d'annoncer le bonheur ou de prédire la misère. Comme les fées marraines du moyen âge, elles se pres- saient autour du lit des accouchées et elles attendaient la venue de l'enfant pour l'enrichir ou le ruiner de leurs dons. Les sculptures des temples à Louxor (1), à Erment (2), à Déir el liaharî (3), nous les montrent qui jouent le rôle de sages- femmes auprès de Moutemoua, femme de Thoutmôsis IV, de la reine Ahmasi et de la fameuse Cléopâtre. Les unes soutien- nent tendrement la jeune mère et elles la fortifient par leurs incantations ; les autres reçoivent le nouveau-né, se le passent de main en main, lui prodiguent les premiers soins, lui pré- sagent à l'envi toutes les félicités. Les romans les mettent en scène plusieurs fois. Khnoumou ayant fabriqué une femme à Bitiou, les sept Ilâthors la viennent voir, l'examinent un mo- ment et s'écrient d'une seule voix : « Qu'elle périsse par le glaive (4) I » Elles apparaissent au berceau du Prince prédestiné et elles annoncent qu'il sera tué par le serpent, par le croco- dile ou parle chien (o). Dans le conte de Khoufoul el des Magi- ciens, quatre d'entre elles, Isis, Nephthys, Maskhonît et Hiqît, assistées du dieu Khnoumou, se rendent, déguisées en aimées, auprès de la femme du prêtre de pour la délivrer des trois enfants qui s'agitent dans son sein ; leurs opérations sont décrites avec tant de netteté que le récit en pourrait servir de texte aux tableaux de Louxor, d'Erment et de Déir el Bahari. Le seul point par lequel elles diffèrent de nos fées-marraines, c'est une passion désordonnée pour le calembour : les noms qu'elles composent pour leurs filleuls sont de véritables jeux de mots, difficiles à comprendre pour un moderne, plus difficiles à traduire (6). C'est un manque de goût dont elles ne sont pas seules à faire preuve : l'Orient tout entier a toujours été en- traîné par un penchant irrésistible vers ce genre d'esprit, et

(1) Champollion, Monuments de VÉfjijplc et de la \ubie, pi. GGCXL- CGCXLl. Le texte reproduit par Champollion n'indique aucun nom do déesse ; les Hàthors représentées avec la reine sur le lit d'accouchement sont au nombre de neuf.

(2) Champollion, Monuments de l'Egypte et de la Nubie, pi. CXLV, 1. 12.

(3) Navillc, Déir el Bahati, t. 11. pi. xlii-li.

{4J Papyrus d'Orbiney, pi. IX, 1. 5; cfr. p. 1:2 du présent volume.

(5) Cfr. p. 169 du présent volume.

(6) Cfr. p. 36-39 du présent volume.

INTRODUCTION LUI

l'Arabie ou la Judée n'ont rien à envier à l'Egypte en matière d'étymologies baroques pour les noms de leurs saints ou de leurs héros.

Voir les Hàthors et les entendre au moment même elles rendaient leurs arrêts était faveur réservée aux grands de ce monde : les gens du commun n'étaient pas d'ordinaire dans leur confidence. Ils savaient seulement, par l'expérience de nombreuses générations, qu'elles départaient certaines morts aux hommes qui naissaient à de certains jours.

« Le 4 Paophi. Hostile, bon, bon. Ne sors aucunement de ta maison en ce jour. Quiconque naît en ce jour meurt de la contagion en ce jour.

« Le 5 Paophi. Mauvais, mauvais, mauvais. Ne sors aucunement de ta maison en ce jour; ne t'approche pas des femmes; c'est le jour d'offrir offrande de choses par devant le Dieu, et Montou (1) repose en ce jour. Quiconque naît en ce jour, il mourra de l'amour.

« Le 6 Paophi. Bon, bon, bon. Jour heureux dans le ciel; les dieux reposent par devant le Dieu, et le cycle divin accomplit les rites par devant (2)... Quiconque naît ce jour-là mourra d'ivresse.

« Le 7 Paophi. Mauvais, mauvais, mauvais. Ne fais absolument rien en ce jour. Quiconque naît ce jour-là mourra sur la pierre (3).

« Le 9 Paophi. Allégresse des dieux, les hommes sont en fête, car l'ennemi de est à bas. Quiconque naît ce jour-là mourra de vieillesse.

« Le 23 Paophi. Bon, bon, mauvais. Quiconque naît ce jour-là meurt par le crocodile.

« Le 27 Paophi. Hostile, hostile, hostile, Ne sors pas ce jour-là; ne t'adonne à aucun travail manuel : repose. Quiconque naît ce jour-là meurt par le serpent.

« Le 29 Paophi. Bon, bon, bon. Quiconque naît ce jour-là mourra dans la vénération de tous ses gens ».

Tous les mois n'étaient pas également favorables à cette

(1) Montou, dieu de Thèbcs et d'IIermonthis, est un des dieux belli- 'lueux par excellence.

(2) .Man([ue ici le nom d'une divinité.

(3) Peut-être : < Quiconque naîtra ce jour-là mourra sw/- la terre élran gère. »

LIV INTRODUCTION

sorte de présage. A naître en Paophi, on avait huit chances sur trente de connaître, par le jour de la naissance, le genre de la mort. Athyr, qui suit immédiatement Paophi, ne renfermait que trois jours fatidiques (1). L'Égyptien le 9 ou le 29 de Paophi n'avait donc qu'à se laisser vivre : son bonheur ne pou- vait plus lui manquer. L'Égyptien le 7 ou le 27 du même mois n'avait pas raison de s'inquiéter outre mesure. La façon de sa mort était désormais fixée, non l'instant de sa mort : il était condamné, mais il avait la liberté de retarder le supplice presque à volonté. Était-il, comme le Prince prédestiné, menacé de la dent d'un crocodile ou d'un serpent, s'il n'y prenait point garde, ou si, dans son enfance, ses parents n'y prenaient point garde pour lui, il ne languissait pas longtemps sur cette terre; le premier crocodile ou le premier serpent venu exécutait la sentence. Mais il pouvait s'armer de précautions contre son destin, se tenir éloigné des canaux et du fleuve, ne s'embar- quer jamais à de certains jours les crocodiles étaient maîtres de l'eau (2), et, le reste du temps, faire éclairer sa navigation par des serviteurs habiles à écarter le danger au moyen de sorti- lèges (3). On pensait qu'au moindre contact d'une plume d'ibis, le crocodile le plus agile et le mieux endenté devenait immo- bile et inoffensif (4). Je ne m'y fierais point ; mais l'Égyptien, qui croyait aux vertus secrètes des choses, rien ne Fempêchait d'avoir toujours sous la main quelque plume d"ibis et d'ima- giner qu'il était garanti.

Auxprécautions humaines on ne se faisait pas faute de joindre des précautions divines, les incantations, les amulettes, les céré-

(1) Le 14, le 20, le 23. Quiconque naît le U mourra par latleinte d'une arme tranchante [Pap. Sallier IV, p. 8, 1. 3). Quiconque naît le 20 mourra de la contagion annuelle (W., p. 8, 1. 9V Quiconque naît le 23 mourra sur le fleuve (ht., p. 9, 1. 12).

(2) A la date du 22 Paophi, le Papi/rus Sallier IV enregistre la mention suivante : « Ne te lave dans aucune eau ce jour-là ; quiconque navigue sur le fleuve, c'est le jour d'être mis en pièces par la langue de Sovkou (le crocodile) ».

(3; Voir plus bas, p. 232-233, ce qui est dit des conjurations que les ber- gers employaientpour empêcher les crocodiles d'attaquer leurs troupeaux : ce qui servait aux bêles ne servait pas moins aux hommes, et les charmes du Papyrus ma'jiqiie Ilarris étaient utiles aux uns comme aux autres.

(i) Ilorapollon, lliéiocjlyphiques, II, lxxxi, édit. Leemans.p. 94-95. L'hié- roglyphe dont il est question dans le texte de l'auteur grec est fréquent aux l)asses époques.

INTRODUCTION LV

monies du rituel magique. Les hymnes religieux avaient beau répéter en grandes strophes sonores qu' « on ne taille point le dieu dans la pierre ni dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; on ne le voit pas ; nul service, nulle offrande n'arrive jusqu'à lui ; on ne peut l'attirer dans les cérémonies mystérieuses ; on ne sait pas le lieu il est ; on ne le trouve point par la force des livres sacrés (1) ». C'était vrai des dieux considérés chacun comme un être idéal, parfait, absolu; mais en l'ordinaire de la vie on songeait peu à ces dieux philosophiques. Rà, Osiris, Shou, Amon, n'étaient pas inaccessibles ; ils avaient gardé de leur passage sur la terre une sorte de faiblesse et d'imperfection qui les ramenait sans cesse à la terre. On les taillait dans la pierre, on les touchait par des services et par des offrandes, on les attirait dans les sanc- tuaires et dans les châsses peintes. Si le passé de leur vie mor- telle influait sur la condition des hommes, l'homme influait à son tour sur le présent de leur vie divine. Il y avait des mots qui, prononcés avec une certaine intonation, pénétraient jus- qu'au fond de l'abîme, des formules dont le son agissait comme une force irrésistible sur les intelligences surnaturelles, des amulettes la consécration magique savait enfermer efficace- ment quelque chose de la toute-puissance céleste. Par leur vertu, l'homme mettait la main sur les dieux ; il enrôlait Anubis à son service, ou Thot, ou Bastît, ou Sitou lui-même, il les lançait et il les rappelait, il les forçait à travailler et à com- battre pour lui. Ce pouvoir formidable qu'ils croyaient pos- séder, quelques-uns l'employaient à l'avancement de leur for- tune et à la satisfaction de leurs rancunes ou de leurs passions mauvaises. Ce n'était pas seulement dans le roman qu'Horus, fils de la négresse, s'armait de ses grimoires afin de persécuter un Pharaon et d'humilier l'Egypte devant l'Ethiopie (2) : on avait vu réellement, lors d'une conspiration ourdie contre Ramsès III, des conspirateurs se servir de livres d'incantations pour arriver jusqu'au harem de Pharaon (.*]). La loi punissait de mort ceux qui abusaient de la sorte, mais leur crime ne lui cachait point les services de leurs confrères moins méchants ;

(1) Pap. Sallier II, p. 12, 1. 6-8, et Pap. Anaslasi VU, p. 9, 1. 13.

(2) Voir p. 142 sqq. de ce volume, l'Histoire véridique de Satni-Khâmoîs. (31 Chabas, Papijrus magique Harris, p. 170-174; Dévéria, Le Pap>jrus

judiciaire de Turin, p. 124-137.

LVI INTRODUCTION

elle protégeait ceux qui exerçaient par leurs charmes une action inoffensive ou bienfaisante.

Désormais, l'homme menacé par le sort n'était plus seul à veiller ; les dieux veillaient avec lui et ils suppléaient à ses défaillances par leur vigilance infaillible. Prenez un amulette qui représente « une image d'Amon à quatre têtes de bélier, peinte sur argile, foulant un crocodile aux pieds, et huit dieux qui l'adorent placés à sa droite et à sa gauche (1) ». Prononcez sur lui l'adjuration que voici : « Arrière, crocodile, fils de Sîtou ! Ne vogue pas avec ta queue ; ne saisis pas de tes deux bras; n'ouvre pas ta bouche! Devienne l'eau une nappe de feu devant toi ! Le charme des trente-sept dieux est dans ton œil ; tu es lié au grand croc de Râ; tu es lié aux quatre piliers en bronze du midi, à l'avant de la barque de Râ. Arrête, crocodile, fils de Sîtou! protège-moi, Amon, mari de ta mère! » Le passage est obscur? Il fallait bien qu'il le fût pour être efficace. Les dieux comprennent ce qu'on leur dit à demi-mot : des allusions aux événements de leur vie par lesquels on les conjure suffisent à les toucher sans qu'on ait besoin de les leur rappeler par le menu. Fussiez- vous le 22 ou le 23 de Paophi, Amon était tenu de vous garder contre le crocodile et contre les périls de l'eau. D'autres grimoires et d'autres amulettes préservaient du feu, des scor- pions, de la maladie (2) ; sous quelque forme que le destin se déguisât, il rencontrait un dieu suscité pour la défense. Sans doute, rien qu'on fit ne changeait son arrêt, et les dieux eux- mêmes étaient sans pouvoir sur l'issue de la lutte. Le jour finissait par se lever précautions, magie, protections divines, tout manquait à la fois; le destin était le plus fort. Au moins, l'homme avait-il réussi à durer, peut-être jusqu'à la vieillesse, peut-être jusqu'à cet âge de cent dix ans, limite extrême de la vie, que les sages égyptiens espéraient parfois atteindre, et que nul mortel de mère mortelle ne devait dépasser (3).

(1) Papyrus magique Havris, pi. VI, 1. 8-9.

(2) Le Papyrus I 348 de Leyde, publié par Pleyte {Éludes e'gyptologiques, t. 1, Leyde, 1866), est un recueil de formules dirigées contre diverses maladies.

(3) Sur l'âge de cent dix ans, voir le curieux mémoire de Goodwin dans Chabas, Mélanges égyplologiques, série, p. 231-237.

INTRODUCTION LVII

Après la mort, la magie accompagnait l'homme au-delà de la tombe et elle continuait à le régenter. Notre terre, telle que l'imaginaient la foi aveugle du peuple et la science supersti- tieuse des prêtres, était comme un théâtre divisé en deux par- ties. Dans l'une, l'Egypte des vivants s'étale en pleine lumière, le vent du nord souffle son haleine délicieuse, le Nil roule à flots, la riche terre noire, sans cesse abreuvée, produit des moissons de fleurs, de céréales et de fruits : Pharaon, fils du Soleil, seigneur des diadèmes, maître des deux pays, trùne à Memphis ou à Thèbes, tandis que ses généraux remportent au loin des victoires et que les sculpteurs se fatiguent à tailler dans le granit les monuments de sa piété. C'est là, dans son royaume ou dans les pays étrangers qui dépendent de lui, que l'action de la plupart des contes se déroule. Celle des romans de Satni se poursuit en partie dans la seconde division de notre univers, la région des tombeaux et de la nuit. Les eaux éter- nelles, après avoir couru, pendant le jour, le long des remparts du monde, de l'orient au sud et du sud à l'occident, arrivaient, chaque soir, à la Bouche de la Fente (1) et s'engouff'raient dans les montagnes qui bornent la terre vers le nord, entraînant avec elles la barque du soleil et son cortège de dieux lumi- neux (2). Pendant douze heures, la compagnie divine parcou- rait de longs corridors sombres, des génies, les uns hos- tiles, les autres bienveillants, tantôt s'eft'orçaient de l'arrêter, tantôt l'aidaient à vaincre les dangers du voyage. D'espace en espace, une porte, défendue par un serpent gigantesque, s'ou-

(!■ Le lio Perjail, onRo Pegarll, était situé dans le Ouou Pegaîl, ou Ouou Peganl, situé lui-même à roccident d'Abydos, par derrière la partie de la nécropole thinite que les Arabes d'aujourd'hui appellent Om el-Gaàb. Le nom signifie littéralement Bouche de la fente, et désigne la fente, la fissure, par laquelle le soleil pénétrait dans le monde de la nuit.

(2) La description de la course du soleil nocturne so trouve dans le Livre de savoir ce qu'il y a dans Vhémisplière inférieur, dont le texte, con- servé sur des papjTus, sur des sarcophages et sur les parois de quelques tombeaux, peut être rétabli presque en entier dès aujourd'hui. Il donne, heure par heure, avec figures explicatives, les épisodes de la marche du soleil, le nom des salles parcourues, des génies et des dieux rencontrés, la peinture du supplice des damnés et les discours des personnages mys- tiques qui accueillent le soleil. On en trouvera la traduction complète et l'interprétation dans le mémoire de Maspero, sur Les Hypogées royaux de Thèbes, qui est reproduit au tome II des Mélanges de Mythologie et d'Ar- chéologie Egyptienne, p. 1-181.

LVIII INTRODUCTION

vrait devant elle et lui livrait l'accès d'une salle immense, remplie de flamme et de fumée, de monstres aux formes hi- deuses et de bourreaux qui torturaient les damnés; puis les couloirs recommençaient, étroits et obscurs, et la course à l'aveugle au milieu des ténèbres, et les luttes contre les génies malfaisants, et l'accueil joyeux des dieux propices. Au matin, le soleil avait atteint l'extrême limite de la contrée ténébreuse et sortait de la montagne à l'orient pour éclairer un nouveau jour (1). Il arrivait parfois aux vivants de pénétrer par la vertu de la magie dans ces régions mystérieuses et d'en ressortir sains et saufs : le Pharaon Rhampsinite en avait remporté les dons de la déesse Nouît (2) et Satni guidé par son fils Sénosiris y avait assisté au jugement des âmes (3). C'était l'ex- ception : pour les affronter selon la règle, il fallait avoir subi l'épreuve de la mort et être descendu au tombeau.

Le tombeau des rois, des princes, des riches particuliers, était souvent construit à l'image du monde infernal. Il avait, lui aussi, son puits, par oii le mort se glissait dans le caveau funéraire; ses couloirs enfoncés bien avant dans la roche vive, ses grandes salles aux piliers bariolés, à la voùle arrondie (4), dont les parois portaient, en peinture, les démons et les dieux de l'enfer (5). Tous les habitants de ces « maisons éternel- les » (6) revêtaient, dans sa splendeur bizarre, la livrée de la mort égyptienne, le maillot de bandelettes fines, les carton- nages coloriés et dorés, le masque aux grands yeux d'émail toujours ouverts : gardez de croire qu'ils étaient tous morts. On peut dire, d'une manière générale, que les Égyptiens ne mouraient pas au sens nous mourons. Le souffle de vie, dont leurs tissus s'étaient imprégnés au moment de la nais- sance, ne disparaissait pas soudain avec les derniers battements du cœur : il persistait jusqu'à la complète décomposition. Combien obscure et inconsciente que fût cette vie du cadavre, il fallait éviter de la laisser éteindre. Les procédés de la momi- fication fixaient la forme et la pétrifiaient, pour ainsi dire ;

(1) Au pays de Boqaît, « raccouchement «.

(•2) Hérodote, II, cxxii ; cfr. p. 181 de ce volume.

(3) Voir le second conte de Satni, pp. 134-138 de ce volume.

(4) Ce ((ue les textes appellent Rlil (Kerîrt), des fours, des salles à voûte arrondie.

(5) Ainsi le tombeau de Sétoui I, de Ménéphtah, de Ramsès IV et V.

(6) Gest l'expression consacrée dès le temps des premières dj-nasties.

INTRODUCTION LIX

ceux de la magie et de la religion y maintenaient une sorte d'humanité latente, toujours susceptible de se développer un jour et de se manifester. Aussi, l'embaumeur était- il un magi- cien et un prêtre en même temps qu'un chirurgien. Tout en macérant les chairs et en roulant les bandelettes, il récitait des oraisons, il accomplissait des rites mystérieux, il consacrait des amulettes souverains. Chaque membre recevait de lui, tour à tour, l'huile qui le rend incorruptible et les prières qui y alimentent le ferment de la vie (1). Un disque de carton doré, chargé de légendes mystiques et placé sous la tète, y entrete- nait un restant de chaleur animale (2). Le scarabée de pierre, cerclé d'or, collé sur la poitrine à la naissance du cou, rempla- çait le cœur et en gardait la place intacte (3). Des brins d'herbe, des fleurs sèches, des rouleaux de papyrus, de mignonnes figurines en terre émaillée perdues dans l'épaisseur des ban- dages, des bracelets, des anneaux, des plaques constellées d'hiéroglyphes, les mille petits objets qui encombrent aujour- d'hui les vitrines de nos musées, couvraient et protégeaient le tronc, les bras et les jambes, comme les pièces d'une armure magique. L'âme, de son côté, ne s'aventurait pas sans défense dans la vie d'outre-tombe. Les chapitres du Livre des Morts et des autres écrits théologiques, dont on déposait un exemplaire dans chaque cercueil^, étaient pour elle autant de cliarmes qui lui ouvraient les chemins des sphères infernales et qui en écartaient les dangers. Si, au temps qu'elle était encore dans la chair, elle avait eu soin de les apprendre par avance, il n'en valait que mieux. Si la pauvreté, l'ignorance, la paresse, l'im- puissance à croire ou quelque autre raison l'avaient empêchée de recevoir l'instruction nécessaire à sa sûreté, même ai)rès la mort un parent ou un ami charitable pouvait lui ser^'ir d'ins- tructeur. C'en était assez de réciter chaque prière auprès de la momie ou sur les amulettes pour que la connaissance en passât, par je ne sais quelle subtile opération, à l'âme désin- carnée.

(1) Cfr. le Uituel de V embaumement dans Maspero, Mémoire sur quel- ques papyrus du Louvre, p. li sqq

(2) C'est ce qu'on nomme l'hypocéphale. Le Livre sacré des Mormons est l'hypocéphale d'une momie égyptienne, transportée en Amérique et achetée par le prophète Joseph Smith.

(3) Livre des Morts, chap. xxx, lxxii.

LX INTRODUCTION

C'était le sort commun : quelques-uns y échappaient par prestige et art magique et même ils réussissaient à revivre. Le sorcier Horus, le fils de Panishi, apprenant que TÉgypte est me- nacée par les sortilèges d'une peste d'Éthiopien, se réincarne dans le sein de la princesse Mahîtouaskhît, et renaît au monde sous le nom de Sénosiris, comme fils de Satni-Khâmoîs. Il con- serve dans sa seconde existence terrestre l'acquis et la conscience de la première, et il ne rentre dans l'Hadès qu'après avoir ac- compli victorieusement la tâche patriotique qu'il s'était impo- sée (1). D'autre part, les personnages que Satni trouva réunis dans la tombe de Nénoferképhtah n'ont du mort que le costume et l'apparence. Ce sont des momies si l'on veut ; le sang ne coule plus dans leurs veines, leurs membres ont été roidis par l'em- maillotement funéraire, leurs chairs sont saturées et durcies des parfums de l'embaumement, leur crâne est vide. Pourtant ils pensent, ils parlent, ils se meuvent, ils agissent comme s'ils vivaient, je suis presque tenté de dire qu'ils vivent : le livre de Thot est en eux et les porte. Madame de Sévigné écrivait d'un traité de M. Nicole « qu'elle voudrait bien en faire un bouillon « et l'avaler ». Nénoferképhtah avait copié les formules du livre magique sur du papyrus vierge, il les avait dissoutes dans de l'eau, puis il avait avalé le breuvage sans sourciller (2). Le voilà désormais indestructible. La mort, en le frappant, peut changer les conditions de son existence : elle n'atteint pas son existence même. Il mande dans sa tombe les doubles de sa femme et de son fils, il leur infuse les vertus du livre et il reprend avec eux la vie de famille un instant interrompue par les formalités de l'embaumement. Il peut entrer et sortir à son gré, reparaître au jour, revêtir toutes les formes qu'il lui con- vient revêtir, entrer en communication avec les vivants. Il n'use pas souvent de son pouvoir, mais quand Satni l'a dé- pouillé, il se manifeste à lui sous la figure d'un roi, puis d'un vieillard, et il l'oblige à restituer le précieux manuscrit. II

(1) Voirie second conte de Satni, pp. i3n-lo5, de ce volume.

(2) Aujourd'hui encore, un moyen empluj'é en Égj'pte pour se débar- rasser d'une maladie consiste à écrire certains versets du Coran à l'inté- rieur d'un bol de terre cuite, ou sur des morceaux de papier, à verser de l'eau et à l'agiter jusqu'à ce que l'écriture ait été complctement diluée : le patient boit avec l'eau les propriétés bienfaisantes des mots dissous (Lane, Modem Egyplians, London, 1837, t. I, p. 347-348).

INTRODUCTION LXI

pourrait au besoin tirer vengeance de l'imprudent qui a violé le secret de sa tombe, mais il se borne à le faire servir à l'ac- complissement de celui de ses désirs qu'un vivant seul peut exaucer : il le contraint de ramener à Memphis les momies d'Ahouri et de Maihèt qui étaient en exil à Coptos et de réunir en un seul tombeau ceux que la colère de Thot avaient tenus séparés jusqu'alors.

Voilà qui est égyptien et rien qu'égyptien. Si la conception originelle est étrangère, il faut avouer que l'Egypte se Test appropriée au point de la rendre entièrement sienne. 0n a signalé ailleurs des familles de spectres, des assemblées de morts : un parlement de momies n'est possible que dans les hypogées de la vallée du Nil. Après cela, l'apparition d'un re- venant dans un fragment malheureusement trop court du Musée de Florence n'étonnera personne (1). Ce revenant ou, pour l'appeler par son nom égyptien, ce khou, ce lumineux, fidèle à l'habitude de ses congénères, racontait son histoire, comme quoi il était sous le roi Ràhotpou de la XVll' dynas- tie, et quelle vie il avait menée. Ses auditeurs n'avaient point l'air étonnés de le rencontrer si loquace : ils savaient que le temps viendrait bientôt pour eux ils seraient ce qu'il était, et ils comprenaient quelle joie ce devait être pour un pauvre esprit réduit depuis des siècles à la conversation des esprits, de pouvoir causer enfin avec des vivants.

C'en est assez pour montrer avec quelle fidélité certains récits populaires dépeignent les mœurs et les croyances de l'Égyptien en Egypte : il est curieux de retrouver dans d'autres contes les impressions de l'Égyptien en voyage. Je sais que j'étonnerai bien des gens en avançant que, tout considéré, les Égyptiens étaient plutôt un peuple voyageur. On s'est en effet habitué à les représenter comme des gens casaniers, routi- niers, entichés de la supériorité de leur race au point de ne

(1) Publié par Golénischell dans le Recueil de Travaux relatifs à l'Ar- chéologie égyptienne et assyrienne, 1881, t. III, p. 1 sqq.; cfr, p. 247-248 du présent volume.

LXII INTRODUCTION

vouloir rendre visite à aucune autre, amoureux de leur pays à n'en sortir que par force. Le fait était peut-être vrai à l'époque gréco-romaine, bien que la présence des prêtres errants, des nécromants, des jongleurs, des matelots égyptiens, en diffé- rents points de l'Empire des Césars et jusqu'au fond de la Grande-Bretagne, prouve qu'une partie au moins de la popu- lation n'éprouvait aucune répugnance à s'expatrier, quand elle trouvait profit à le faire. Mais ce qui était peut-être vrai de l'Egypte vieillie et dégénérée l'était-il également de l'Egypte pharaonique ?

Les armées des Pharaons guerriers traînaient nécessairement derrière elles des employés, des marchands, des brocanteurs, des gens de toute sorte : les campagnes se renouvelant presque chaque année, c'étaient presque chaque année des milliers d'Égyptiens qui quittaient la vallée à la suite des conquérants et qui y rentraient l'expédition terminée (1). Grâce à ces sor- ties périodiques, l'idée du voyage entra si familière dans l'es- prit de la nation, que les scribes n'hésitèrent pas à la prenilre pour thème de leurs exercices de style. L'un d'eux a consacré vingt pages de belle écriture à tracer l'itinéraire assez exact d'une course à travers les provinces syriennes de l'empire (2). Les incidents habituels y sont indiqués brièvement : le héros y affronte des forêts peuplées d'animaux sauvages et de bandits, des routes mal entretenues, des peuplades hostiles, des régions de montagnes oîi son char se brise. La plupart des villes qu'il traverse ne sont qu'énumérées dans leur ordre géogra- phique, mais quelques détails pittoresques interrompent la monotonie du dénombrement et : c'est la Tyr insu- laire avec ses poissons plus nombreux que les grains de sable de la mer et ses bateaux qui lui apportent l'eau du rivage ; c'est Byblos et sa grande déesse, Joppé et ses vergers fréquents en séductions amoureuses. « Je te ferai « connaître le chemin qui passe par Magidi, car, toi, tu es un

(,1) Dès la Xll" dynastie, on trouve des allusions aux dangers des voyages lointains (Maspero, Du genre épistolaire, p. 59-60).

(2) Le texte se trouve dans le Papyrus Atm^lasi «» JV, pi. XYllI, 1. ;!, pi. XXVUI, 1. 0. Il a été analysé par Hincks, puis traduit et commenté par Cliabas, Le Voijaf/e d'un Ef/ijplien, Paris, Maisonneuve, in-4°, 1806. Chabas a cru que le voj'age avait été entrepris véritablement; H. Brugsch a montré, dans un article de la. Revue Critique, 1866, qu'il n'avait rien de réel, et que le récit est un simple exercice de rhétorique.

INTRODUCTION LXIII

« héros habile aux œuvres de vaillance, trouve-t-on un héros « qui charge comme toi à la tète des soldats, un seigneur qui, « mieux que toi, lance la flèche? Te voilà donc sur le bord d'un a gouffre profond de deux mille coudées, plein déroches et de « galets, tu chemines tenant l'arc et brandissant le fer de la « main gauche, tu le montres aux chefs excellents et tu obliges a leurs yeux à se baisser devant ta main. « Tu es destructeur « comme le dieu El, cher héros (1) I Tu te fais un nom, héros, « maître des chevaliers d'Egypte, devienne ton nom comme « celui de Kazarati, chef du pays d'Asarou, alors que les hyènes « le rencontrèrent au milieu des baumiers, dans le chemin « creux, féroces comme les Bédouins qui se cachent dans les « taillis, longues quelques-unes de quatre à cinq coudées, leur « corps massif comme celui de l'hippopotame, d'aspect féroce, « impitoyables, sourdes aux prières ». Toi, cependant, tu es « seul, sans guide, sans troupe à ta suite et tu ne trouves pas de montagnard qui t'indique la direction que tu dois suivre, ^( aussi l'angoisse s'empare de toi, tes cheveux se dressent sur « ta tète, ton àme passe tout entière dans ta main, car la route « est pleine de roches et de galets, sans passage frayé, obstruée « de houx, de ronces, d'aloès, de Souliers de Chiens (:2), le pré- « cipice d'un cùLé, la montagne abrupte de l'autre. Tandis que « tu y chemines, ton char cahote sans cesse et ton attelage « s'effraie à chaque heurt; s'il se jette de côté, il entraine le « timon, les rênes sont arrachées violemment et on tombe ; « si, tandis que tu pousses droit devant toi, le cheval arrache a le timon au plus étroit du sentier, il n'y a pas moyen de le « rattacher, et, comme il n'y a pas moyen de le rajuster, le « joug demeure en place et le cheval s'alourdit à le porter. « Ton cœur se lasse enfin, tu te mets à galoper, mais le ciel « est sans nuages, tu as soif, l'ennemi est derrière toi, tuas « peur, et, dès qu'une branche d'acacia te happe au passage, « tu te rejettes de côté, ton cheval se blesse sur l'heure, tu es « précipité à terre et tu te meurtris à grand'douleur. Entrant « à Joppé, tu y rencontres un verger fleuri en sa saison, tu fais « un trou dans la haie pour y aller manger ; tu y trouves la

(1) Ici commence un discours des chefs étrangers, intercalé dans le texte sans aucune indication que le mouvement de la phrase.

(2) Peut-être lune des plantes épineuses appelées aujourd'hui encore Kelbiah ou 0mm el-Kelb par les Arabes d'Egypte et de Syrie.

LXIV INTRODUCTION

« jolie fille qui garde les vergers, elle te prend pour ami et « t'abandonne la fleur de son sein. On t'aperçoit, tu déclares « qui tu es et on reconnaît que tu es un héros (1) ». Le tout formerait, sans peine, le canevas d'un roman géographique pareil à certains romans byzantins, les Elhiopiques d'Hélio- dore ou les Amours de Clitophon et de Leucippe.

Il n'y a donc point lieu de s'étonner si les héros de nos contes voyagent beaucoup à l'étranger. Ramsès II épouse la fille du prince de Bakhtan au cours d'une expédition, et Khonsou n'hé- site pas à sortir d'Egypte pour aller guérir Bintrashît (2). Dans Le Prince prédestiné, un fils de Pharaon va chercher fortune au Naharinna, en pleine Syrie du Nord 3). C'est dans la Syrie du Sud, à Joppé, que Thoutii trouve l'occasion de déployer ses qualités de soldat rusé (4). L'exil mène Sinouhît au Tonou supé- rieur (5;. La description des mœurs est absente des premiers de ces contes et aucun détail n'y prouve que l'auteur connût au- trement que de nom le pays il conduisait ses personnages. L'homme qui a raconté les aventures de Sinouhit avait ou voyagé lui-même dans la région qu'il décrivait, ou consulté des gens qui y avaient voyagé. Il fallait avoir parcouru le désert et en avoir ressenti les terreurs, pour parler comme on fait des angoisses de Sinouhît en le traversant : «Alors la soif elle fondit « sur moi, je défaillis, mon gosier râla, et je me disais déjà : « C'est le goût de la mort », quand soudain je relevai mon cœur « et je rassemblai mes membres; j'entendais la voix forte d'un « troupeaux ». Les mœurs des Bédouins ont été saisies sur le vif, et le combat singulier entre Sinouhît et le champion de Tonou est raconté avec tant de fidélité, qu'on pourrait presque le donner pour le récit d'un combat d'Antar ou de Rebià.

Il ne nous restait plus, pour compléter la série des romans de voyages, qu'à trouver un roman maritime : Golénischefî en a découvert deux à Saint-Pétersbourg (G). Les auteurs grecs

(1) Papyrus Anastasi n" I, pi. XXII, 1. 1, pi. XXV, 1. 5.

(2) Voir p. 163, 165 du présent volume. (3^ Voir p. 170 sqq. du présent volume.

(4) Voir p. 94 sqq. du présent volume.

(5) Voir p. G3 sqq. du présent volume.

(6) Sur uti ancien conle éf/yptien. Notice lue au Congrès des Orien- talistes à Berlin, par W Golénischefl", 1881. Le texte en a été publié récem- ment par Golénischetr lui-même dans le Recueil de Travaux, t. XXVIII; cfr. p. 84-92 du présent volume. Le second a été inséré sous le titre

INTRODUCTION LXV

et latins nous ont répété à l'envi que la mer était considérée comme impure par les Égyptiens et que nul d'entre eux n'osait s'y aventurer de son plein gré. Les modernes ont réussi pendant longtemps à se persuader, sur la foi des anciens, que l'Egypte n'avait jamais eu ni marine nationale, ni matelots in- digènes. Le voyage d'exploration de la reine Hàshopsouîtou, les victoires navales de Ramsès III, auraient été le fait de Phé- niciens combattant ou naviguant sous bannière égyptienne et non pas d'Égyptiens proprement dits. Les romans de Saint- Pétersbourg nous contraignent de renoncer à cette hypothèse. L'un d'eux, celui d'Ounamounou, donne presque l'impression d'un document officiel : c'est le périple d'un officier que le grand-prétre Hrihorou envoie acheter du bois sur la côte syrienne au xn^ siècle avant notre ère (1). Les incidents y sont ceux qui survenaient dans la vie journalière des marchands ou des ambassadeurs, et l'ensemble du document laisse pour les croisières maritimes une impression analogue à celle que le Papyrus Anastasi /nous avait donnée des voyages de terre (2). Ce sont des mésaventures du genre de celles qu'on lit dans les relations de Voyages au Levant du xvi« ou du xvii^ siècles, vols à bord, mauvaise volonté des capitaines de port, menaces des petits tyrans locaux, discussions et palabres interminables pour la liberté de partir et même pour la vie. Le second roman nous reporte à plus de vingt siècles plus loin, dans un temps il n'était pas question pour l'Egypte de conquérir la Syrie et les Phéniciens peut-être n'habitaient pas encore les rivages de la Méditerranée. Les monuments nous avaient déjà fait con- naître sous un roi de la XI^ dynastie une expédition maritime au pays de Pouanît (3) : le roman de Saint-Pétersbourg nous montre que les matelots auxquels les souverains de la XII" confiaient la tâche d'aller acheter au loin les parfums et les denrées de l'Arabie étaient bien de race et d'éducation égyp- tiennes. Rien n'est plus curieux que la mise en scène du début. Un

Papyrus hiéralir/ue de la Collection W. Golénischefl", contenant le voyage de l'Egyptien Ounou-Amon en Pliénicie, dans le Recueil de Travaux, t. XXI, p. 74-104, cfr. p. iSe-^Ol du présent volume.

(1) Voir p. 189 du présent volume.

(2) Voir plus haut, p. lxii-lxiv de celle Introduction.

(3) Sous le roi Sânoukhkari Monthotpou (Lepsius, Denkm., II, pi. cl a).

LXVI INTRODUCTION

personnage envoyé en mission par ordre du roi présente un rapport officiel à son supérieur immédiat. Les phrases quïl écrit sont celles-là même que les scribes employaient lors- qu'ils avaient à rendre compte d'une affaire de service. «J'allai « aux mines du Souverain, et j'étais descendu en mer sur un « navire de cent cinquante coudéesdelong sur quarante de large, « qui portait cent cinquante matelots de l'élite du pays d'Egypte, « qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient « plus hardis de cœur que des lions (1) ». Le nomarque Amoni- Amenemhaît, qui vivait à peu près au temps notre ouvrage fut composé, ne parle pas autrement dans le mémoire qu'il nous a laissé de sa vie : « Je remontai le Nil afin d'aller chercher les « produits des diverses sortes d'or pour la Majesté du roi Khopir- « keri ; je le remontai avec le prince héréditaire, fils aîné légitime « du roi, Âmoni, v. s. f. ; je le remontai avec un nombre de « quatre cents hommes de toute l'élite de nos soldats (2) ». Si, par une de ces mésaventures auxquelles l'égyptologie nous tient accoutumés, le manuscrit avait été déchiré en cet endroit et la fin perdue, nous aurions presque le droit d'imaginer qu'il con- tenait un morceau d'histoire, comme on a fait longtemps pour le Papyrus Sollier I (3). Par bonheur, il est intact et nous y voyons nettement comment le héros passe sans transition du domaine de la réalité à celui de la fable. Une tempête €oule son navire et le jette sur une île. Le fait n'a rien que d'ordinaire en soi; mais l'île à laquelle il aborde, seul de tous ses camarades, n'est pas une île ordinaire. Un serpent gigan- tesque l'habite avec sa famille, serpent à voix humaine qui ac- cueille le naufragé, l'entretient, le nourrit, lui prédit un heu- reux retour au pays, le comble de cadeaux au moment du départ. Golénischeff a rappelé ù ce propos les voyages de Sindbad le marin (4), et le rapprochement une fois indiqué par lui s'est imposé de lui-même à l'esprit du lecteur. Seulement les serpents que Sindbad rencontre dans les îles ne sont plus d'humeur aussi accommodante que le serpent égyptien. Ils ne cherchent pas à divertir les étrangers par les charmes d'une

(1) Cfr. p. 86 du présent volume.

(2) La Grande Inscription de Beni-Hassan, dans le Recueil de Travaux relatifs ù l'Archéologie égyptienne et assyrienne, t. I, p. 112.

(3) Cfr. p. 236-242 de ce volume.

(4) Sur un ancien conte égyptien, p. 14-18.

INTRODUCTION LXVII

longue causerie ; ils les avalent de fort bon appétit et s'ils les approvisionnent de diamants, de rubis ou d'autres pierres pré- cieuses c'est bien malgré eux, parce qu'avec toute leur voracité ils ne sont point parvenus à supprimer le chercheur de trésors.

Je ne voudrais pas cependant conclure de cette analogie que nous avons une version égyptienne du conte de Sindbad. Les récits de voyages merveilleux naissent naturels dans la bouche des matelots etils présentent nécessairement un certain nombre de traits communs : l'orage, le naufragé qui survit seul à tout un équipage, l'Ile habitée par des monstres parlants, le retour inespéré avec une cargaison de richesses. Celui qui, comme Ulysse, a fait un long voyage, a, par métier, la critique lâche et l'imagination inépuisable : à peine est-il sorti du cercle la vie ordinaire de ses auditeurs se meut, qu'il entre à pleines voiles dans le pays des miracles. Le Livre des Merveilles de Vlnde (1), les Relations des marchands arabes (2), les Prairies d'orde Maçoudi apprendront aux curieux ce que des gens de bonne foi trouvaient moyen d'apercevoir à Java, en Chine, dans l'Inde, sur les côtes occidentales de l'Afrique, il y a quelques siècles à peine. Plusieurs des faits rapportés dans ces ouvrages ont été insérés tels quels dans les aventures de Sindbad ou dans les voyages surprenants du prince Seif-el-molouk : les Mille et une Nuits ne sont pas ici plus mensongères que les histoires sérieuses du moyen âge musulman. Aussi bien le bourgeois du Caire qui écrivit les sept voyages de Sindbad n'avait-il pas besoin d'en emprunter les données à un conte antérieur : il n'avait qu'à lire les auteurs les plus graves ou qu'à écouter les matelots et les marchands revenus de loin, pour y recueillir à foison la matière de ses romans.

L'Egypte ancienne n'avait rien à envier de ce chef à l'Egypte moderne. Le scribe, à qui nous devons le conte de Saint-Pé- tersbourg, avait pour garant des choses étonnantes qu'il débi- tait les capitaines au long cours de son temps. Dès la V dy-

(1) Les Merveilles de l'Inde, ouvrage arabe inédit du x* siècle, traduit pour la première fois, avec introduction, notes, index analytique et géo- graphique, par L. Marcel Devic. Paris, A. Lemerre, MDr.ccLXxviii, in-12.

(2) Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine, dans le ix« siècle de l'ère chrétienne. Texte arabe imprimé en 1811 par les soins de feu Langlès, publié par M. Heinaud, membre de l'Institut. Paris, Imprimerie royale, 18 io, 2 vol. in-18.

LXVIII INTRODUCTION

nastie, et plus tût même, on naviguait sur la mer Rouge jus- qu'aux Pays des Aromates, sur la mer Méditerranée jusqu'aux îles de la côte asiatique : les noms géographiques épars dans le récit montrent que le héros dirige son voyage vers le sud. II se rend aux mines de Pharaon : l'autobiographie d'Âmoni- Amenemhait nous apprend que les mines de Pharaon étaient situées en Ethiopie, dans la région de lEtbaye actuelle, et qu'on les atteignait par la voie du Nil. Aussi le naufragé a-t-il soin de nous informer qu'il est parvenu à l'extrémité du pays des Ouaouaîtou, au sud de la Nubie, et qu'il a passé devant Sanmouît, c'est-à-dire devant l'île de Bigéh, à la première ca- taracte. Il a donc remonté le Nil, puis, du Nil, il est entré dans la mer, une longue navigation a mené son navire jusque dans le voisinage de Pouanît. Un lecteur d'aujourd'hui ne com- prend plus rien à cette façon de procéder : il suffit cependant de consulter quelque carte du xvi* et du xvii® siècle pour se représenter ce que le scribe égyptien a voulu dire. On y verra le centre de l'Afrique occupé par un grand lac d'où sortent, d'un côté le Congo et le Zambèze, de l'autre le Nil (1). Les géo- graphes alexandrins ne doutaient pas que l'Astapus et l'Asta- boras, le Nil bleu et le Tacazzé, ne jetassent vers l'est des bras qui établissaient la communication entre le Nil et la mer Rouge (2). Les marchands arabes du moyen âge croyaient qu'en remontant le Nil on arrivait au pays des Zindjes puis que l'on débouchait dans l'océan Indien (3). Hérodote et ses contempo- rains dérivaient le Nil du fleuve Océan (41. Arabes et Grecs n'avaient pas inventé eux-mêmes cette conception : ils répé- taient simplement la tradition égyptienne. Celle-ci à son tour a peut-être des fondements plus sérieux qu'on ne serait porté à lui en prêter de prime abord. La plaine basse et marécageuse le Bahr-el-Abiad s'unit aujourd'hui au Sobat et au Bahr- €l-Ghazàl pour former le Nil était jadis un lac plus grand que le Nyanza Kéréwéde nos jours. Les alluvions l'ont comblé peu à peu, à l'exception d'un creux plus profond que le reste et

1) Cfr. la carte d'Odoardo Lopez reproduite par Maspero, dans son Uisloire ancienne des peuples de V Orient classique, t. I, p. 21.

i2) Artémidore, dans Strabon, 1. XVII, p. 770; cfr. Vivien de Saint- Martin, le Xord de l'Afrique dans VAnliquilé, p. 266-208, 318.

1^3) Etienne Quatremèrc, Mémoires géographiques et historiques sur ^'Ègiipte et sur quelques contrées voisines, t. Il, p. 181-182, d'après Maroudi.

(4) Hérodote, II, x.vi.

INTRODUCTION LXIX

qu'on appelle le Birket-Nou(l), mais il devait encore être assez vaste au xvi" ou xvii'^ siècle avant notre ère pour donner aux soldats et aux bateliers égyptiens l'idée d'une véritable mer ouverte sur l'Océan Indien.

L'île notre héros aborde a-t-elle donc quelque droit à figurer dans une géographie sérieuse du monde égyptien? On nous la dépeint comme une terre fantastique dont il n'était pas donné à tous de trouver le chemin. Quiconque en sortait n'y pouvait plus rentrer : elle se résolvait en vagues et dispa- raissait au sein des flots. C'est un prototype lointain de ces îles enchantées, lîle de Saint-Brandan par exemple, que les marins de notre moyen âge apercevaient parfois parmi les brumes de riiorizon et qui s'évanouissaient quand on voulait en appro- cher. Le nom qu'elle porte est des plus significatifs à cet égard ; c'est Ile de double qu'elle s'appelle. J'ai déjà dit tant de fois ce qu'était le double (2j, que j'hésite à en parler une fois de plus. En deux mots, le double est l'âme qui survit au corps et qu'il faut habiller, loger, nourrir dans l'autre monde : une île dédouble est donc une île l'âme des morts habite, une sorte d'île paradisiaque analogue aux Iles Fortunées de l'antiquité classique. Les géographes de l'époque alexandrine la con- naissaient encore, et c'est d'après eux que Pline (3) indique, dans la mer Rouge, une île des Morts, non loin de l'île TopazAn, qui se cache dans les brouillards (4) de la même manière que Vile du Double se dissimule parmi les vagues. Cette île n'était elle- même que le reste d'une terre plus grande, une Tein-e des Dou- bles que les égyptiens de l'empire memphite plaçaient au voi- sinage du Pouanît et de la région des Aromates (o). Le serpent

(1) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle, t. IX, p. Ol siiq.

(2) MdispeTO, Éludes e'gi/p lie unes, t I, p. 191-194.

(3) Pline, //. Xat E. XXXVIl, 9 : « Insula Hubri Maris anic Arabiam sita quîc Xecrôn vocelur, et in quse juxta geniman lopazion ferat ». Cfr. H. Sat., VI 3i, la mention fie l'ile Topazoz, qui est idi-ntique à l'Opliiôdùs dArtêmidore ^dans Slrdhon, 1. XVI, p. 170) et d'Agatharchide (dans Diodore de Sicile, III, xxxix\ Pline avait emprunté prubablement à Juba la mention de cette île des Morts.

(i) Cfr. Chassinat, Çà et là, § III, dans le Recueil de Travaux, t. XVII, p. 03, et Maspero, Notes sur quelques points de grammaire et d'histoire, dans le Recueil de Travaux, t. XVII, p 76-78.

(o) Elle est mentionnée dans l'inscription de Hirkhouf (Schiaparelli, Vna tomba egiziana,]i.-2[, 33, 34; Maspero, Histoire ancienne, t. I, p. 19-20),

LXX INTRODUCTION

qui la gouverne est-il lui-même un double ou le gardien de la demeure des doubles? Je pencherai d'autant plus volontiers vers cette seconde explication que, dans tous les livres sacrés, au Livre des morts, au Livre de savoir ce quil y a dans le monde de la nuit, la garde des endroits les âmes vivent est confiée le plus souvent à des serpents d'espèces diverses. Les doubles étaient trop ténus pour que l'œil d'un vivant ordinaire les aperçût; aussi n'en est-il pas question dans le conte de Saint- Pétersbourg. Le gardien était pétri d'une manière plus solide, et c'est pourquoi le naufragé entre en relations avec lui. Lucien, dans son Histoire vérilable, n'y met pas tant de façons : à peine débarqué dans l'île des Champs-Elysées, il lie commerce d'ami- tié avec les mânes et il fréquente les héros d'Homère. C'était afin de mieux se moquer des romans maritimes de son temps; le scribe égyptien, qui croyait à l'existence des îles rési- daient les bienheureux, conformait les aventures de son héros aux règles de sa religion.

N'était-ce pas en effet comme une pointe poussée dans le do- maine de la théologie que ce voyage d'un simple matelot à Vile de double? Selon l'une des doctrines les plus répandues, l'Égyptien, une fois mort, ne pouvait arriver dans l'autre monde qu'à la condition de faire une longue traversée. Il s'em- barquait sur le Nil, au jour même de l'enterrement, et il se rendait à l'ouest d'Abydos, la Bouche de la Fente le condui- sait hors de notre terre (1). Les monuments nous le montrent dirigeant lui-même son navire et voguant à pleines voiles sur la mer mystérieuse d'Occident, mais sans nous dire quel était le but de sa course. On savait bien d'une manière générale qu'il finissait par aborder au pays qui mî'le les Jwmmes (2', et qu'il y menait une existence analogue à son existence terrestre; mais on n'avait que des notions contradictoires sur l'emplacement de ce pays. La croyance à la mer d'Occident est-elle une simple conception mythologique ? Faut-il y voir un souvenir incons- cient de l'époque très reculée à laquelle les bas-fonds du désert libyen, ce qu'on appelle aujourd'hui les Bahr beld-ma, les fleuves sans eau, n'étaient pas encore asséchés et formaient à la vallée du Nil comme une ceinture de lacs et de marais? Quoi que l'on

(1) Maspero, Éludes égyptiennes, t. I, p. 121 sqq.

(2) C'est l'expression môme des textes égyptiens (Maspero, Études égyp- tiennes, t. I, p. 135).

INTRODUCTION LXXI

pense de ces questions, il me paraît certain quil y a entre le voyage du matelot kVIle de double et la croisière du mort sur la mer d'Occident des rapports indiscutables. Le conte do Saint- Pétersbourg n'est guère que la transformation en donnée ro- manesque d'une donnée théologique. Il nous fournil le premier en date de ces récits oii l'imagination populaire s'est complu à représenter un vivant admis impunément chez les morts : c'est, à ce titre, un ancêtre très éloigné de la Divine Comédie. La conception première en est-elle égyptienne? Si par hasard elle ne l'était pas, il faudrait avouer au moins que la manière dont elle a été traitée est conforme de tout point aux sentiments et aux mœurs du peuple égyptien.

L'avenir nous rendra sans doute d'autres débris de cette lit- térature romanesque. Beaucoup sont sortis de terre depuis la première édition de ce livre, et j'en sais d'autres qui sont ca- chés dans des musées de l'étranger ou dans des collections particulières oîi je n'ai pu m'ouvrir un accès. Les publications et les découvertes nouvelles nous forceront-elles à revenir sur les conclusions qu'on peut tirer de l'examen des fragments con- nus jusqu'à ce jour? Un égyptologue parlant en faveur de l'Egypte est toujours suspect de plaider pour sa maison : il y a cependant quelques propositions que je pense pouvoir énoncer sans encourir le reproche de partialité. Un premier point que nul ne s'avisera de contester, c'estque lesversions égyptiennes sont parfois beaucoup plus anciennes que lesversions relevées chez les autres peuples. Les manuscrits qui nous ont conservé le Conte des deux Frères et la Querelle d'Apôpi et de Saqnounrl, sont du xiv^ ou du xiii'^ siècle avant notre ère. Le Naufragé^ le Conte fantastique de Berlin, les Aventures de Sinouliît ont été écrits plusieurs centaines d'années plus tôt. Encore ces dates ne sont-elles que des dates a minirnà, car les papyrus arrivés jusqu'à nous sont la copie de papyrus plus anciens. L'Inde n'a rien qui remonte à pareille antiquité, et la Chaldée qui, seule parmi les contrées du monde classique, possède des monuments contemporains de ceux de l'Egypte, ne nous a pas livré encore un seul roman. En second lieu, l'étude sommaire que j'achèveen ce moment aura suffi, j'espère, àconvaincre le lecteur de la fidé- lité avec laquelle les contes connus dépeignent les mœurs de l'Egypte. Tout y est égyptien du commencement jusqu'à la fin et les détails même qu'on a indiqués comme étant de prove-

LXXII INTRODUCTION

nance étrangère nous apparaissent purement indigènes quand on les examine de près. Non seulement les vivants, mais les morts, ont la tournure particulière au peuple des bords du Nil et ils ne sauraient être confondus en aucune façon avec les vivants et les morts d'un autre peuple. Je conclus de ces faits qu'il faut considérer TÉgypte, sinon comme un des pays d'origine des contes populaires, au moins comme un de ceux ils se sont naturalisés le plus anciennement et oîi ils ont pris une forme vraiment littéraire. Je m'assure que de plus autorisés souscri- ront à cette conclusion.

LES CONTES POPULAIRES

DE

L'EGYPTE ANCIENNE

LE CONTE DES DEUX FRERES

(xix^ dynastie)

Le manuscrit de ce conte, acheté en Italie par madame Elisabeth d'Orbiney.de Londres, fut acquis, en 18^7, parle Hritish Muséum, et reproduit en fac-similé par Birch, dans les Select Papijri, t. II, pi. ix-xix (1860), in-folio. Une copie cursive de ce fac-similé couvre les pages 22-40 de WEgyptische Chrestomathie de M. Léo Reinisch, Vienne, 1875, petit in-folio. Il a été revu soigneusement sur l'ori- ginal et la collation publiée par F. I.l. (Jriflith, ^otes on the Text of the (l'Orbineij Papyrus, dans les Proceedhv/H of the Society of Bihtical Archxoloijy, t. VII, 1888-1889, p. 161-172 et 414-416.

Le texte a été traduit et analysé pour la première fois par :

E. de Rougé, Notice sur un manuscrit égyptien en écriture hiéra- tique, écrit sous le règne de Mcrienphtah, fils du grand liamsès, vers le w" siècle avant l'ère chrétienne, dans ÏAthenœum Français, nnmévo du samedi 30 octobre 1852, p. 280-284 ;iirageà part chez Thunot, 1852, in-12, 24pp.), et dans la.Revue archéologique, l^'^ série, t. VIII, p. 30 sqq. (tirage à part chez Leleux, 1852, in-8", 15 pp. et 1 pL).

Depuis lors de nombreuses transcriptions et traductions en plu- sieurs langues en ont été données par :

C.-W. Goodwin, Ilieratic Papyri, dans les Cambridge Essaye, 1858, p. 232-239.

Birch, Select Papyri, part. II, Loudou, 1860, Text, p. 7-9.

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2 LE CONTE DES DEUX FRERES

Lepage-Renouf, On the Becijphcrmcnt and Interprétation of deacl Languages, London, 1863, in-S»; reproduit dans The Life Work of Sir Peter Lepage-Renouf, 1" série, t. I, p. liC-133.

Cliabas, Étude analytique d'un texte difficile, dans les Mélangea Égyptologiques, 2* série, 186i, p. 182-230. I^rugsch, Aus dem Orient, 1864, p. 7 sqq.

Ehers, jEgypten und die Biicher Moses,in-S°, 1" éd., 1868, p. 311-316.

Maspero, Le Conte des deux Frères dans la Revue des Cours litté- raires, 1871, numéro du 28 février, p. 780 sqq.

Lepage-Renouf, The Taie of the Tvjo Brothers, dans les Records of the Past, l-'" série, t. II, p. 137-152.

Maspero, Conte des deux Frères, dans la Revue archéologique, série, XIX*= année (mars 1878). Tirage à part, chez Didier, Paris, in-8°, 16 p. ; repi'oduit dans les Mélanges de Mythologie et d'Archéo- logie Égyptiennes, t. III, p. 43-66.

E.-M. Coemans, Manuel de la langue égyptienne, 1887, t. I, p. 95-120.

W-N. Grofî, Étude sur le Papyrus d'Orbiney, Paris, Leroux, 1888, in-4°, 84-III p., et Quelques Observations sur mon Étude sur le Papyrus d'Orbiney, Leroux, 1889, in-4o, VIII p.

Ch.-E. Moldenke, The Taie of the two Brothers. A fairy taie of an- cient Egypt, being the d'Oi'biney Papyrus in hieratic character in the British Muséum; to ivhich is added the hier oglyphic transcription, a glossary, critical notes, etc. New-York, 1888-1893, in-8°.

E.-W, Budge, Egyptian Reading Book,ir^ édit. Londres, Nutt, 1888, in-8°, p. XI et 1-25; ne contient que la transcription du texte en hié- roglyphes.

W. Flinders Pétrie, Egyptian Taies, 1895, t. II, p. 36-86.

Ch.-E. Moldenke, The Oldest Fairy Taie translated from the Pa- pyrus d'Orbiney, with Notes, dans les Transactions of the Meriden Scientific Association, Meriden, 1895, in-8°, t. VII, p, 33-81.

F. Ll. Griffith, Egyptian Literature dans Spécimen Pages of the World's best Literature, New-York, 1898, in-8°, p. 5253-5262.

Le manuscrit renferme dix-neuf pages de dix lignes, les cinq premières assez mutilées. Quelques lacunes ont été remplies par l'un des possesseurs modernes; elles ont été signalées sur le fac- similé. Le livre portait, ù deux reprises, le nom de son propriétaire antique, Sêtoui Minephtah, qui régna plus tard sous le nom de Sétoui II. Au verso de l'un des feuillets, un contempoi'ain, peut-être Sêtoui lui-même, a tracé le mémorandum suivant (cfr. W. Spiegel- berg, Reclmungen, p. 41, n. 8) :

Grands pains 17

Pains de seconde qualité 50

Pains de temple 68

LE CONTE DES DEUX FRERES 3

Le manuscrit est du scribe Ennana, h qui nous devons le Papijrua Anastasi IV, et qui vivait sous Ramsès II, sous Ménéphtah, sous Sètoui II ; il a plus de trois mille ans d'existence.

Il y avait une fois deux frères d'une seule mère et d'un seul père (1) : Anoupou (2) était le nom du grand, tandis que Bitiou (3) était le nom du cadet. Or Anoupou, lui, avait maison, avait femme, mais son frère cadet était avec lui ce qu'il en est d'un cadet. C'était lui qui fabriquait les étoffes, tout en allant derrière ses bestiaux aux champs (4), c'était lui qui faisait les labours, c'était lui qui battait, lui qui exécutait tous les travaux des champs; car ce petit frère était un ouvrier excellent, et il n'y avait point son pareil dans la Terre-Entière (5), mais le germe de tout dieu était en lui. Et après beaucoup de jours ensuite de cela (6), lorsque le frère cadet était derrière

i y La pulvgaraie était permise, bien quelle ne fût pas toujours prati- quée par les simples particuliers. Souvent, un riche personnage, après avoir eu des enfants d'une femme légitime ou d'une concubine, la don- nait en mariage à quelque subordonné qui en avait des enfants à son tour : il n'était donc pas inutile de dire, en nommant deu.x frères, qu'ils étaient a d'une seule mère et d'un seul père ». La préséance accordée ici à la mère sur le père était de droit commun en Egypte : nobles ou rotu- riers, chacun indiquait la filiation maternelle de préférence à la paternelle On s'intitulait : « Sénouosrît, de la dame Monkhouît », ou bien : « Sé- sousri, do la dame Ta-Amon », et on négligeait le plus souvent de ci- ter le nom du père.

(2) Forme originelle du nom divin dont les Grecs et les Latins ont fait Anoubis, .Vnubis.

,3) Bitiou est le n-mi d'un dieu secondaire, que la chronique indigène avait transformé en un roi mythique des temps antérieurs à Menés : les Grecs l'ont connu sous le nom de Hytis.

(4) Les fellahs fdent aujourdlmi encore tout en menant paître leurs bestiaux; c'est à une habitude de ce genre que ce passage fait allusion.

(5) L'Egypte était divisée en deux moitiés {l'asfiovi), en deux terres (laoui). dont chacune était censée former un pays distinct, celui du nord (to-mouri) et celui du sud [to-rîsi ou To-qamdit). La réunion de ces deux contrées s'appelait tantôt Qamouil, la terre noire, tantôt Torzerouf, la Terre-Entière.

(6) 11 ne faut pas prendre cette transition à la lettre. « Beaucoup de jours après cela » n'implique pas nécessairement un laps de temps considé-

4 LE CONTE DES DEUX FRERES

«es bœufs, selon sa coutume de tous les jours, il venait •à sa maison chaque soir, chargé de toutes les herbes des <îhamps, ainsi qu'on fait quand on revient des champs ; il les déposait devant son grand frère, qui était assis avec sa femme, il buvait, il mangeait, il dormait dans son •étable, avec ses bœufs, chaque jour (1). Et quand la terre s'éclairait et qu'un second jour était, dès que les pains étaient cuits, il les mettait devant son grand frère, et celui-ci lui donnait des pains pour les champs. Il poussait ses bœufs pour les faire manger aux champs, et tandis qu'il allait derrière ses bœufs, ils lui disaient : « Elle est bonne l'herbe en tel endroit » ; or lui, il écoutait tout ce qu'ils disaient, il les menait au bon herbage qu'ils souhai- taient. Eux donc, les bœufs qui étaient avec lui, ils deve- naient beaux, beaucoup, beaucoup, ils multipliaient leurs naissances, beaucoup, beaucoup (2).

rable ; c'est une formule sans valeur certaine, dont on se servait afin d'indi- quer qu'un événement était postérieur à un autre. Pour marquer le pas- sage d'aujourd'hui à demain, on disait : « Quand la terre s'éclaira, et qu'un second jour fut » ; pour aller au-delà on ajoutait : « Beaucoup de jours après cela ».

(1) Dans les tableaux agricoles, on voit souvent le bouvier qui pousse ses bœufs devant lui, d'où l'expression « marcher, aller derrière les bœufs », pour « conduire les bœufs ». Il porte sur les épaules une sorte de bât, analogue à la bricole de nos porteurs d'eau, et d'où pendent, tantôt des couffes remplies de foin ou d'herbe, comme c'est le cas pour Bitiou, tantôt des cages qui renferuîent un lièvre, im hérisson, un faon de gazelle, une oie, un animal quelconque attrapé pendant la journée. De retour au logis, le bouvier déposait son faix devant le maître ; celui-ci est repré- senté tantôt debout, tantôt assis sur un fauteuil à côté de sa femme, comme Anoupou dans notre roman. La même expression, et quelques au- tres éparses au cours du récit, se retrouvent mot à mot dans les textes des peintures d'El-Kab, sont représentées des scènes de leibourage (Lepsius, Denkmseler, 111, bl. 10, et Maspero, Noies sur différents jjoints, dans la Zeilschrift fiir yEgyptische Sprache, 1879, p. 58-63).

(i2) Toute cette partie n'était pas aussi invraisemblable aux Égyptiens qu'elle l'est pour nous. Nous verrons, dans un fragment de conte fantas- tique qui sera donné plus loin, que le bon berger devait être quelque peu magicien pour protéger ses botes : l'auteur du Conte des deux Frères s'est donc borné à douer Biliou d'un peu plus de science que n'en possédaient les bouviers ordinaires.

LE COxNTE DES DEUX FRERES S-

Et une fois, à la saison du labourage, son grand frère lui dit : « Préparons-nous notre attelage pour nous mettre à labourer, car la terre est sortie de l'eau (l), et elle est bonne à labourer. Toi donc, va-t'en au champ avec les semences, car nous nous mettrons à labourer demain matin » ; ainsi lui dit-il. Son frère cadet fit toutes les choses que son grand frère lui avait dites quantes elles furent. Lorsque la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, ils allèrent aux champs avec leur attelage pour se mettre à labourer, et leur cœur fut joyeux beaucoup, beaucoup^, de leur travail, et ils n'abandonnèrent pas l'ouvrage.

Et après beaucoup de jours ensuite de cela, tandis qu'ils étaient aux champs et qu'ils houaient, le grand frère dépêcha son frère cadet, disant : « Cours, apporte-nous les semences du village ! » Le frère cadet trouva la femme de son grand frère qu'on était occupé à coiffer (2). Il lui dit : « Debout ! donne-moi des semences, que je coure aux champs, car mon grand frère a dit en m'en- vovant : Point de flânerie ! » Elle lui dit : « Va, ouvre la huche (3), toi, emporte ce qu'il te plaira, de peur que ma coiffure ne tombe si j'y vais moi-même ». Le gars entra dans son étable, il emporta une grande jarre, car son intention était de prendre beaucoup de grains, il la chargea de blé et d'orge et il sortit sous le faix. Elle lui dit : « Quelle est la quantité qui est sur ton épaule ? » Il lui dit : « Orge, trois mesures, froment, deux mesures, total, cinq, voilà ce qu'il y a sur mon épaule ». Ainsi lui dit-il,

{V C'est une allusion au retrait de l'inondation.

(2) La coitrurc des Égyptiennes se composait ordinairement de petites tresses très minces et très nombreuses ; il fallait plusieurs heures pour la mettre en ordre, et, une fois faite, on ne devait la renouveler qu'après un intervalle de plusieurs jours, comme aujourd'hui encore celle des- femmes nubiennes.

(.'{' Il s'agit probablement ici de ces huches en terre battue qui sont figurées sur les tables d'offrandes anciennes en forme de maisons pay- sannes, et qui sont encore d'usage dans l'Egypte entière.

•6 LE CONTE DES DEUX IHEHES

mais elle, elle lui adressa la parole, disant : (( Il y a grand prouesse en toi, et j'observe tes forces chaque jour (1)! » Et son cœur Faccointa comme on accointe un damoi- seau (2). Elle se leva, elle le saisit, elle lui dit : « Viens ! reposons ensemble, une heure durant ! Si tu m'accordes cela, certes, je te fais deux beaux vêtements ». Le damoi- seau devint comme un léopard du midi en rage grande, à cause des vilains propos qu'elle lui disait, et elle eut peur beaucoup, beaucoup. Il lui adressa la parole, disant : « Mais certes, tu es pour moi comme une mère ! mais ton mari est pour moi comme un père ! mais lui, qui est mon •aîné, c'est lui qui me fait subsister ! Ah ! cette grande horreur que tu as dite, qu'elle ne me soit pas dite de nou- veau, et moi je ne la dirai à quiconque, et je ne la lais- serai échapper de ma bouche pour personne ». Il chargea son faix, il s'en alla aux champs. Quand il fut arrivé auprès de son grand frère, ils se mirent à travailler de leur travail.

Et après cela, sur le moment du soir, tandis que le grand frère retournait à sa maison, et que le frère cadet était à la suite de ses bestiaux, chargé de toutes les choses des champs, et qu'il menait ses bestiaux devant lui pour les faire coucher dans leurs étables au village (3),

(1) Les cinq mesures de grains représcnleul une capacité de 368 litres, -c'est-à-dire une charge d'environ 276 kilogrammes. Nos forts de la halle .portent une charge moyenne de 200 kilogrammes, et ils vont rarement jusqu à 270 kilogrammes (Chabas, Recherches sur les poids, mesures et monnaies des Anciens Égyptiens, p. 9, 11). Bitiou était donc d'une force peu commune et qui justifie l'admiration de la dame.

(2) Le texte donne littéralement : i Son cœur le connut en connaissance 'de jeune homme ».

(3) Le frère aîné, maître de la ferme, rentre directement chez lui, son travail une fois terminé. Le cadet, simple valet de ferme, doit encore se charger d'herbe et ramener les bestiaux àlétable; il marche donc plus lentement et il n'arrive à la maison que longtemps après l'autre. La femme a ainsi tout le temps de raconter une fausse histoire et d'exciter son mari contre son beau-iVère.

LE CONTE DES DEUX FREHEb /

comme la femme du grand frère avait peur des propos qu'elle avait dits, elle prit de la graisse, un chiffon, et elle devint comme qui a été roué de coups par un malfaiteur (1), afin de dire à son mari : « C'est ton frère cadet qui m'a rouée de coups ». Quand donc son mari revint au soir, selon son habitude de chaque jour, en arrivant à sa mai- son, il trouva sa femme gisante et dolente comme de violence ; elle ne lui versa point l'eau sur les mains selon son habitude de chaque jour, elle ne fît pas la lumière devant lui, mais sa maison était dans les ténèbres et elle gisait hoquetante. Son mari lui dit : « Qui donc a parlé avec toi ? » Voilà qu'elle lui dit : a Nul n'a parlé avec moi, outre ton frère cadet. Lorsqu'il vint prendre pour toi les semences, me trouvant assise toute seule, il me dit : « Viens, toi, que nous reposions ensemble une « heure durant; revêts tes beaux vêtements )). lime parla ainsi, et moi, je ne l'écoutai point : « Mais ne suis- « je pas, moi, ta mère ? et ton grand frère n'est-il pas pour « toi comme un père ? » Ainsi lui dis-je. Il eut peur, il me roua de coups pour que je ne te fisse point de rapport. Si donc tu permets qu'il vive, je me tuerai ; car, vois, quand il viendra, le soir, comme je me suis plainte de ces vilaines paroles, ce qu'il fera est évident w.

Le grand frère devint comme un léopard du midi (2) ; il donna du fil à son couteau, il le mit dans sa main. L'aîné se tint derrière la porte de son étable, afin de tuer son frère cadet, lorsque celui-ci viendrait, au soir, pour faire entrer ses bestiaux à l'étable. Et quand le soleil se coucha, et que le frère cadet se chargea de toutes les

(i) Elle se frotta de yrai.sse pour >iuiuler les traces luisantes et les meurtrissures que les coups laissent sur la chair humaine.

(2) C'est l'expression consacrée et presque banale pour dire qu'un homme ou un souverain se met en colère : Ilamsès II ou l'Éthiopien Piônkhi s'emportent comme un léopard du midi, ni plus ni moins que Bitiou.

8 LE CONTE DES DEUX FRÈRES

herbes des champs, selon son habitude de chaque jour, et qu'il vint, la vache de tête, à l'entrer dans l'étable, dit à son gardien : « Voici ton grand frère qui se tient devant toi, avec son couteau, pour te tuer ; sauve-toi devant lui ! » Quand il eut entendu ce que disait sa vache de tête, la seconde, entrant, lui parla de même ; il regarda par- dessous la porte de son étable, il aperçut les pieds de son grand frère qui se tenait derrière la porte, son couteau à la main (1), il posa son faix à terre, il se mit à courir de toutes ses jambes, et son grand frère partit à la poursuite avec son couteau. Le frère cadet cria vers Phrâ-Har- makhis (2), disant : « Mon bon maître, c'est toi qui dis- tingues l'inique du juste ! » Et Phrâ entendit toutes ces plaintes, et Phrâ fit paraître une eau immense entre lui et son grand frère, et elle était pleine de crocodiles, et l'un d'eux se trouva d'un côté, l'autre de l'autre, et le grand frère par deux fois lança sa main pour le frapper, mais il ne le tua pas ; voilà ce qu'il fit. Son frère cadet le héla sur la rive, disant : « Reste jusqu'à l'aube. Quand le disque du soleil se lèvera, je plaiderai avec toi devant lui, afin que je rétablisse la vérité, car je ne serai plus avec toi jamais, je ne serai plus dans les lieux tu seras : j'irai au Val de l'Acacia (3) ! »

(1) Le bas de la porte égyptienne ne touchait jamais le seuil : dans tous les tableaux une porte est représentée, on aperçoit un vide assez con- sidérable entre le battant et la ligne de terre.

(2) Les Égyptiens nommaient le soleil Râ, et, avec l'article masculin, Prâ ou Phrâ. Harmakhouîti était Horus dans les deux horizons, c'est-à- dire le Soleil dans sa course diurne, allant de l'horizon du matin à l'ho- rizon du soir. Les deux formes de et d'Harniakhouiti, différentes à l'o- rigine, s'étaient confondues depuis longtemps à l'époque le Cotile des deux Frères fut écrit, et l'expression Phrà Harmakhouîti était employée comme simple variante de Phrâ ou de dans le langage courant. D'Har- makhouîti, les Grecs ont fait Ilarmakhis ; Harmakhis était personnifié dans le grand Sphinx de Gizéh, près des Pyramides.

(3) Le nom que je traduis acacia avait été traduit cèdre pendant long- temps, et Spiegelberg a proposé plus récemment le sens de Ci/près (Rech- nungen, p. 54 sqq., et die Bauinschrift Atnenophis's III, dans le Becueil,

LE CONTE DES DEUX FRERES 9

Quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, Phrâ- Harmakhis s'étant levé, chacun d'eux aperçut l'autre. Le damoiseau adressa la parole à son grand frère, disant: « Pourquoi viens-tu derrière moi afin de me tuer en fraude, sans avoir entendu ce que ma bouche avait à dire ? Mais moi, je suis réellement ton frère cadet ! Mais toi, tu m'es comme un père! Mais ta femme m'est comme une mère, n'est-il pas vrai? Or, quand tu m'eus envoyé pour nous apporter des semences, ta femme m'a dit : « Viens, a passons une heure, couchons-nous », et voici, cela a été perverti pour toi en autre chose ». Il lui fît donc connaître tout ce qui s'était passé entre lui et la femme. Il jura par Phrâ-Harmakhis, disant : « Toi, venir derrière moi pour me tuer en fraude, ton poignard à la main, en trahison, quelle infamie ! » Il prit une serpe à couper les roseaux, il se trancha le membre, il le jeta à l'eau le silure trem- bleur (1) le dévora, il s'aiîaissa, il s'évanouit. Le grand frère en maudit son cœur beaucoup, beaucoup, et il resta à pleurer sur lui ; il s'élança, mais il ne put passer sur la rive était son frère cadet, à cause des crocodiles. Son frère cadet le héla, disant : « Ainsi, tandis que tu te

t. XX, p. o2). Le Val de l'Acacia, du Cèdre ou du Cyprès, parait être en rapport avec la Vallée funéraire, Amon, le dieu de Thèbes, allait faire une visite chaque année, afin de rendre hommage à son père et à sa mère, qui passaient pour y être enterrés. Il était situé, comme on le verra plus tard, sur les bords du Nil [iaoumd), sans doute près de l'endroit le lleuve descendait du ciel dans notre monde.

(1) Selon la légende, Osiris, après avoir été coupé en morceaux par Ty- phon, avait été jeté au Xil ; tous les poissons avaient respecté les débris du dieu, sauf l'oxynhynque qui dévora le membre. Le scribe qui écrivit le Conte des deux Frères substitua le nom d'un autre poisson au nom de l'oxyrrhynque, sans doute par respect. Ce poisson, qui est représenté à plusieurs reprises sur les parois du tombeau de Ti, s'appelait nârou; on le reconnaît aisément aux barbillons dont le pourtour de sa bouche est hérissé et à la forme convexe de sa nageoire caudale. C'est, comme le prouve la comparaison des dessins antiques avec les planches de la Des- cription de VÉr/i/pte Poissons du Nil, pi. 12, fig. 1-4), le malaptère élec- trique ou silure trembleur [Description, t. XXIV, p. 299 sqi[.;.

10 LE CONTE DES DEUX FRÈRES

figurais une action mauvaise, tu ne t'es pas ligure une seule des actions bonnes ou même une seule des choses que j'ai faites pour toi! Ah! va-t'en à ta maison, soigne toi-même tes bestiaux, car je ne demeurerai plus à l'en- droit où tu es, j'irai au Val de l'Acacia. Or, voici ce que tu feras pour moi, quand tu viendras prendre soin de moi ; car, apprends qu'il y a des choses qui vont m'arriver. J'arracherai mon cœur par magie afin de le placer sur le sommet de la fleur de l'Acacia ; et, lorsqu'on coupera l'Acacia et que mon cœur sera tombé à terre, tu viendras le chercher. Quand tu passerais sept années aie chercher, ne te rebute pas, mais, une fois que tu l'auras trouvé, mets-le dans un vase d'eau fraîche (1) ; certes je vivrai de nouveau, je rendrai le mal qu'on m'aura fait (2). Or, tu sauras qu'il m'arrive quelque chose, lorsqu'on te mettra une cruche de bière dans la main et qu'elle jettera de l'écume ; on t'en donnera une autre de vin et elle se trou- blera. Ne demeure pas en vérité, après que cela te sera arrivé ». Il s'en alla au Val de l'Acacia, et son grand frère retourna à sa maison, la main sur sa tête, barbouillé de poussière (3). Lorsqu'il fut arrivé à sa maison, il tua sa femme, il la jeta aux chiens (4), et il demeura en deuil de son frère cadet.

(1) La libation d'eau fraîche est indispensable aux morts : sans elle, ils ne peuvent revivre. Encore à l'époque ptolémaïquc, les Égyptiens hellé- nisés allirmaient, dans leurs épitaphes en langue grecque, qu'Osiris « leur avait donné sous terre l'eau fraîche ».

(2J Litt. : a Je rendrai réponse à ce qui est transgressé ».

(3) Une des marques de douleur les plus fréquentes en Egypte comme dans le reste de lOrient: on ramassait des poignées de poussière et de boue pour s'en barbouiller le visage et la tôte. Un tableau dune tombe de Thèbes, reproduit par Wilkinson {Manners and Cusloms, 2' édit., t. 111, pi. LXVII), nous montre la famille et les amis du mort se souillant de la sorte en présence de la momie.

(4) Ce même trait se retrouve dans le Cunte de Salni Khdmoîs Tbou- boui fait jeter les enfants du héros « en bas de la fenêtre aux chiens et aux chats, et ceux-ci en mangèrent les chairs p (cfr. p. 124-i25).

LE CONTE DES DEUX FRERES il

Et après beaucoup de jours ensuite de cela, le frère cadet, étant au Val de l'Acacia sans personne avec lui, employait la journée à chasser les bêtes du désert, et il venait passer la nuit sous l'Acacia, au sommet de la fleur duquel son cœur était placé. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, il se construisit de sa main, dans le Val de l'Acacia, une villa remplie de toute bonne chose, afin de se monter une maison. Comme il sortait de sa villa, il rencontra la Neuvaine des dieux (J.) qui s'en allait régler les affaires de leur Terre-Entière (2). La Neuvaine des dieux parla tous ensemble et elle lui dit : « Ah ! Bitiou, taureau de la Neuvaine des dieux (3), n'es-tu pas ici seul, pour avoir quitté ton pays devant la femme d'A- noupou, ton grand frère? Voici, sa femme est tuée, et tu lui as rendu tout ce qui avait été fait de mal contre toi ». Leur cœur souffrit pour lui beaucoup, beaucoup, et Phrâ- Harmakhis dit à Khnoumou (4) : « Oh! fabrique une

(1) Les dieux cosmogoniques de l'antique Egypte formaient un ensemble théorique de neuf personnes divines, qu'on appelait psi t o\x paouU noutî- rou, « l'Ennéade, la neuvaine des dieux », ou, pour employer un terme plus vague, le Cycle des dieux. Cette Knnéade, dont chaque personne peut se décomposer en un nombre inflni de formes secondaires, présidait à la création et à la durée de l'univers, telle que certaines écoles sacerdo- tales l'avaient conçue. D'autres textes nous apprennent que les dieux des- cendaient parfois sur la terre aûn de s'y promener; le 23 Paophi, par exemple, on était exposé à les rencontrer sous forme de taureau (Ghabas, le Calendrier des Jou) s fastes et néfastes, p. 43).

(2) C'est-à-dire : « De l'Egypte ». Cf. plus haut, p. 3, note 5.

(3) L'épithète de « Taureau » est au moins bizarre, appliquée à un eu- nuque. On ne doit pas oublier cependant que Bitiou est Osiris, et que sa mésaventure, tout en lui enlevant sur la terre la puissance virile, no l'em- pêche pas, comme dieu, de garder ses facultés prolifiques. Dans une des formes de la légende, Osiris, mutilé, réussit à féconder Isis et devient le père d'Horus.

(4) Le nom de Khnoumou signifie le modeleur, et l'on disait que le dieu avait modèle' l'œuf ou la matière du monde sur un tour à potier. Khnou- mou, qui était avant tout un dieu local, celui d'Éléphantine et du pays de la première Cataracte, était donc un dieu cosmique, et l'on comprend pourquoi l'Ennéade divine le clioisit afin de fabrif[ucr une femme à Uitiou : il la pétrit, la modèle du limon de la terre. Nous verrons plus loin, par le

12 LE CONTE DES DEUX FRÈRES

femme à Bitiou, afin que tu ne restes pas seul (1) ». Khnoumou lui fit une compagne pour demeurer avec lui, qui était belle en ses membres plus que toute femme qui est en la Terre-Entière, car le germe de tous les dieux était en elle. Les Sept Hâthors (2) vinrent la voir et elles dirent d'une seule bouche : « Qu'elle meure la mort du glaive ! » Bitiou la désirait beaucoup, beaucoup : comme elle demeurait dans sa maison, tandis qu'il passait le jour à chasser les bêtes du désert afin de les déposer devant elle , il lui dit : « Ne sors pas dehors, de peur que le fleuve (3) ne te saisisse ; tu ne saurais te délivrer de lui, car tu es une femme tout bonnement. Quant à moi, mon cœur est posé au sommet de la fleur de l'Acacia et si un autre le trouve, il me faudra me battre avec lui ». Il lui révéla donc tout ce qui concernait son cœur (4).

Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Bitiou étant allé à lâchasse, selon son habitude de chaque jour, comme ladamoiselleétait sortie pour se promener sous l'Acacia qui était auprès de sa maison, voici, elle aperçut le fleuve qui tirait ses vagues vers elle, elle se prit à courir devant lui, elle entra dans sa maison. Le fleuve cria vers l'Acacia, disant : « Que je m'empare d'elle ! » et l'Acacia livra une tresse de ses cheveux. Le fleuve la porta en Egypte, il la déposa au douet des blanchisseurs de Pharaon, v. s.

Conte cle.Khoufoui, qu'il assistait aux accouchements : c'était lui qui mo- delait l'enfant, lui donnait sa forme définitive après la naissance.

(1) Cette phrase renferme un brusque changement de personne. Dans la première partie, Phrâ s'adresse à Khnoumou et lui dit : « Fabrique une femme à Bitiou » ; dans la seconde, il se tourne brusquement vers Bitiou et lui dit : « Afin que tu ne sois plus seul ».

(2j Les Sept Hàtliors jouent ici le même rôle qu'ont les fées marraines dans nos contes de fées. Elles reparaissent au début du Conte du Prince Prédestiné, ainsi qu'on le verra plus loin.

(3) Les Égyptiens anciens appelaient le Nil la mer [iaoumd), comme les Egyptiens modernes [bafirj : on retrouvera l'expression dans le Conte de Satni.

,'t) Littéralement : « Il lui ouvrit son cœur en toute sa forme ».

LE CO>-TE DES DEUX FRERES 13

f. (1). L'odeur de la boucle de cheveux se mit dans le linge de Pharaon, v. s. f. ; l'on querella les blanchisseurs de Pha- raon, V. s. f., disant : « Odeur de pommade dans le linge de Pharaon, v. s. f. ! » On se mit à les quereller chaque jour, si bien qu'ils ne savaient plus ce qu'ils faisaient et que le chef des blanchisseurs de Pharaon, v. s, f., vint au douet, car son cœur était dégoûté beaucoup, beaucoup, des querelles qu'on lui faisait chaque jour. Il s'arrêta, il se tint au douet, juste en face de la boucle de cheveux qui était dans l'eau ; il fît descendre quelqu'un et on la lui apporta, trouvant qu'elle sentait bon beaucoup, beaucoup, et lui la porta à Pharaon, v. s. f. On amena les scribes sorciers de Pharaon, v. s. f. Ils dirent à Pharaon, v. s. f. : « Cette boucle de cheveux appartient à une fille de Phrà- Harmakhis qui a en elle l'essence de tous les dieux (2), et c'est comme un hommage pour toi d'une terre étran- gère. Fais donc que des messagers aillent vers toute terre étrangère afin de chercher cette fille ; et le messager qui ira au Val de l'Acacia, fais que beaucoup d'hommes aillent avec lui pour la ramener w. Voici, Sa Majesté, v. s. f., dit :

(1) Pharaon est une forme hébraïsée, puis grécisée, du titre Paraoui-dou « la double Grande maison », qui sert à désigner tous les rois. Si le sou- verain était la double grande maison et non pas simplement la grande maison, cela tient à ce que l'Egypte était divisée de temps immémorial en deux terres (cf. p. 3, note ol : comme le roi était un double roi, le roi de lÉgypte du Nord et le roi de l'Egypte du Sud, sa maison était une double maison pour répondre à chacune des deux personnes dont il se composait. V. s. f. est rabréviation de la formule Vie, santé, force, qui suit toujours le nom d'un roi ou un titre royal.

(2) Dans les croyances des Égyptiens, comme dans celles de beaucoup d'autres peuples, toutes les parties du corps étaient si étroitement reliées par une sympathie mutuelle, qu'elles exerçaient encore leur action l'une sur l'autre, même séparées et transportées à de grandes distances. Le sor- cier qui possédait un membre, des lambeaux de chair, des rognures d'on- gles, surtout des cheveux, pouvait imposer sa volonté à l'iiomme de qui ces débris provenaient. On ne doit donc pas s'étonner si le Nil demande une boucle des cheveux de la Fille des Dieux, ni si les magiciens, en exami- nant cette boucle, reconnaissent immédiatement la nature de la personne ù qui elle appartient.

14 LE CONTE DES DEUX FREKES

« C'est parfait, parfait, ce que nous avons dit » ; et on fit partir les messagers. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, les hommes qui étaient allés vers la Terre étran- gère vinrent faire rapport à Sa Majesté, v. s. f., mais ils ne vinrent pas ceux qui étaient allés vers le Val de l'Acacia : Bitiou, les ayant tués, laissa un seul d'entre eux pour faire rapport à Sa Majesté, v. s. f. Sa Majesté, v. s. f. fit aller beaucoup d'hommes et d'archers, aussi des hommes de char, pour ramener la damoiselle ; une femme était avec eux qui lui donna tous les beaux affiquets d'une femme en sa main (1). Cette femme vint en Egypte avec elle, et on se réjouit d'elle dans la Terre-Entière. Sa Majesté, V. s. f., l'aima beaucoup, beaucoup, si bien qu'On (2) la salua Grande Favorite. On lui parla pour lui faire dire ce qu'il en était de son mari, et elle dit à Sa Majesté, v. s. f, : « Qu'on coupe l'Acacia et qu'on le détruise ! » On fit aller des hommes et des archers avec leurs outils pour couper l'Acacia; ils arrivèrent à l'Acacia, ils coupèrent la fleur sur laquelle était le cœur de Bitiou, et il tomba mort en cette maie heure.

Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, après que l'Acacia eut été coupé, comme Anoupou, le grand frère de Bitiou, entrait dans sa maison et s'asseyait, ayant lavé ses mains, on lui donna une cruche de bière et elle jeta de l'écume, on lui en donna une autre devin et elle se troubla de lie. Il saisit son bâton avec ses sandales, aussi ses vêtements avec ses armes, il se mit à marcher vers le Val de l'Acacia, il entra dans la villa de son frère

(1) M. Piehl (Zeitschrift, 188G, p. 80-81) préférerait traduire : « Une «femme était avec eux et lui donna tous les gâteaux doux d'une femme». Cfr. Max Mûller, Ueber einige Ilierogli/phenzeichen dans le Recueil de Tra- vaux, t. IX, p. no, et la réponse de Piehl, Lettre à M. le liédacteuv du Recueil, 1888, p. 1-3.

(2) On, répondant à la forme du pronom indéfini emtoulou suivie du dé- terniinatif divin, paraît désigner constamment le Pharaon. « On lu salua» sera donc l'équivalent de « Pharaon la salua ».

LE CONTE DES DEUX FRERES 15

cadet, et il trouva son frère cadet couché sur son cadre (1), mort. Il pleura, quand il aperçut son frère cadet couché et bien mort ; il s'en alla pour chercher le cœur de son frère cadet sous l'Ajcacia à l'abri duquel son frère cadet couchait le soir, il consuma trois années à le rechercher sans le trouver. Et il entamait la quatrième année, lorsque, son cœur désirant venir en Egypte, il dit : « J'irai de- main » ; ainsi dit-il en son cœur. Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, il alla sous l'Acacia, il passa la journée à chercher ; tandis qu'il revenait le soir, et qu'il re- gardait autour de lui pour chercher de nouveau, il trouva une graine, il revint avec elle, et voici, c'était le cœur de son frère cadet. Il apporta une tasse d'eau fraîche, il l'y jeta, il s'assit selon son habitude de chaque jour. Et lors- que la nuit fut, le cœur ayant absorbé l'eau, Bitiou tres- saillit de tous ses membres, et il se mit à regarder fixe- ment son grand frère, tandis que son cœur était dans la tasse (2). Anoupou, le grand frère, saisit la tasse d'eau fraîche était le cœur de son frère cadet ; celui-ci but et son cœur fut en place, et lui devint comme il était autre- fois. Chacun d'eux embrassa l'autre, chacun parla avec son compagnon. Bitiou dit à son grand frère : « Voici, je vais devenir un grand taureau qui aura tous les bons poils, et dont on ne connaîtra pas la nature (3). Toi, assieds-toi

(1) C'est le lit bas, en forme de cadre rectangulaire, Vangareb des Ber- bérins d'aujourd hui.

(2) Cfr. Sethe, zu cVOrblney, 14, 2-3, dans la Zeilschrifl, t. XXIX, p. 57-59.

(3) Ce taureau est un Apis, Bitiou n'étant lui-même qu'une forme popu- laire d'Osiris. Apis devait avoir sur le corps un certain nombre de mar- ques mystiques, dessinées par des poils de couleurs diverses. 11 était noir, portait au front une tache blanche triangulaire, sur le dos la figure d'un vautour ou d'un aigle aux ailes éployécs, sur la langue l'image d'un sca- rabée; les poils de la queue étaient doubles, a Le scarabée, le vautour, et toutes celles des autres marques qui tenaient à la présence et à la dispo- sition relative des épis, n'existaient pas réellement. Les prêtres, initiés aux mystères d'Apis, les connaissaient sans doute seuls et savaient y voir

16 LE CONTE DES DEUX FRÈRES

sur mon dos quand le soleil se lèvera, et, lorsque nous se- rons au lieu est ma femme, je rendrai des réponses (1), Toi donc, conduis-moi à l'endroit l'On est, et on te fera toute bonne chose, on te chargera d'argent et d'or pour m'avoir amené à Pharaon, v. s. f., car je serai un grand miracle et on se réjouira de moi dans la Terre-Entière, puis tu t'en iras dans ton bourg ». Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, Bitiou se changea en la forme qu'il avait dite à son grand frère. Anoupou, son grand frère, s'assit sur son dos, à l'aube, et il arriva à l'endroit l'On était. On le fit connaître à Sa Majesté, v. s. f., elle le regarda, elle entra en liesse beaucoup, beaucoup, elle lui fit grand' fête, disant : « C'est un grand miracle qui se produit! » et on se réjouit de lui dans la Terre-Entière (2). On chargea d'argent et d'or son grand frère, et celui-ci s'établit dans son bourg; On lui donna des gens nombreux, des biens nombreux, car Pharaon, v. s. f., l'aima beau- coup, beaucoup, plus que tout homme en la Terre-Entière. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, le taureau entra au harem (3), et il s'arrêta à l'endroit était la fa- vorite, et il se mit à lui parler, disant : « Vois, moi je vis pourtant ». Elle lui dit : « Toi, qui es-tu donc? » Il lui dit : « Moi, je suis Bitiou. Tu savais bien, quand tu faisais

les symboles exigés de l'animal divin, à peu près comme les astronomes reconnaissent dans certaines dispositions d étoiles, les linéaments d'un dragon, d'une lyre et d'une ourse » (Mariette, Renseignements sur les Apis, dans le Bulletin archéologique de V Alhenaeum français, 1855, p. 54).

(1) Gfr. la même expression, p. 10, note 2.

(2) Pendant le temps qui s'écoulait entre la mort d'un Apis et l'inven- tion d'un autre Apis, l'Egypte entière était en deuil; l'intronisation du nouvel Apis faisait cesser le deuil et était célébrée par de grandes fêtes. Le roman reproduit donc en cet endroit les habitudes de la vie réelle.

(3) Les animaux sacrés avaient libre accès à toutes les parties du temple ils vivaient. On sait les franchises dont le bouc de Mendès jouissait et les fantaisies singulières au.xquelles il se livrait parfois (Hérodote, II, xLvi). Bitiou, en sa qualité de taureau sacré, pouvait pénétrer, sans qu'on l'en empêchât, dans les parties du palais fermées au vulgaire et jusque dans le harem.

LE CONTE DES DEUX FRERES 17

abattre l'Acacia par Pharaon, v. s. f. , que c'était me mettre à mal, si bien que je ne pusse plus vivre ; mais, vois, moi je vis pourtant, je suis taureau ». La favorite eut peur beau- coup, beaucoup, du propos que lui avait dit son mari. II sortit du harem, et Sa Majesté, v. s. f., étant venue passer un jour heureux avec elle, elle fut à la table de Sa Majesté et On fut bon pour elle beaucoup, beaucoup. Elle dit à Sa Majesté : « Jure-moi par Dieu disant : « Ce que tu diras, « je Técouterai pour toi ». Il écouta tout ce qu'elle disait : « Qu'il me soit donné de manger le foie de ce taureau, car il ne fera rien qui vaille ». C'est ainsi qu'elle lui parla. On s'allligea de ce qu'elle disait beaucoup, beaucoup, et le cœur de Pharaon en fut malade beaucoup, beaucoup. Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, on pro- clama une grande fête d'offrandes en l'honneur du tau- reau, et on envoya un des bouchers en chef de Sa Majesté, V. s. f., pour faire égorger le taureau. Or, après qu'on l'eut fait égorger, tandis qu'il se débattait contre les hommes, il secoua son cou, il laissa tomber deux gouttes de sang vers le double perron de Sa Majesté, v. s. f. : l'une d'elles fut d'un côté de la grande porte de Pharaon, V. s. f., l'autre de l'autre côté, et elles poussèrent en deux grands perséas (1), dont chacun était de toute beauté. On alla dire à Sa Majesté, v. s. f. : « Deux grands perséas ont poussé en grand miracle pour Sa Majesté, v. s. f., pen- dant la nuit, auprès de la grande porte de Sa Majesté, v. s. f. » ; et on se réjouit à cause d'eux dans la Terre-En- tière, et On leur fit des offrandes.

(1) Le perséa, d'après Schweinfurth le Mimusops Schimperi, était con- sacré à Osiris. Il y avait un perséa de chaque côté de l'entrée du temple de Déir ei-Bahari et Na ville a encore trouvé des troncs d'arbres desséchés aux points W'ilkinson avait marqué sur son plan des bases d'obélis- ques. >piegelberg a rapproché fort ingénieusement ce fait du passage de notre conte (Naville, Un dernier mot sur la succession des Thoutmès, dans la Zeilschrift, t. XXXVIl).

2

18 LE CONTE DES DEUX FRERES

Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Sa Majesté, V. s. f., se para du diadème de lapis-lazuli, le cou ceint de guirlandes de toute sorte de fleurs, elle monta sur son char de vermeil, elle sortit du palais royal v. s. f. afin de voir les perséas. La favorite sortit sur un char à deux chevaux, à la suite de Pharaon, v. s. f., puis Sa Majesté, V. s. f., s'assit sous un des perséas (1), la favorite s'assit sous l'autre perséa. Quand elle se fut assise, le perséa parla à sa femme : « Ah ! perfide 1 Je suis Bitiou et je vis, maltraité de toi. Tu savais bien que faire couper l'A- cacia par Pharaon, v. s. f., c'était me mettre à mal ; je suis devenu taureau, et tu m'as fait tuer ». Et après beaucoup de jours ensuite de cela, comme la favorite était à la table de Sa Majesté, v. s. f., et qu'On était bon pour elle, elle dit à Sa Majesté, v. s. f. : « Prête-moi ser- ment par Dieu, disant : « Ce que la favorite me dira, je « l'écouterai pour elle ». Parle ! » Il écouta tout ce qu'elle disait. Elle dit : « Fais qu'on abatte ces deux perséas, qu'on en fabrique de bonnes poutres! » On écouta tout ce qu'elle disait. Et après beaucoup de jours ensuite décela. Sa Majesté, v. s. f., envoya des charpentiers habiles, on coupa les perséas de Pharaon, v. s. f. , et se tenait là, regardant faire, la royale épouse, la favorite. Un copeau s'envola, entra dans la bouche de la favorite, et elle s'a- perçut qu'elle concevait (2). On fabriqua les poutres, et On en fit tout ce qu'elle voulut.

Et après beaucoup de jours ensuite de cela, elle mit au

(1) Le scribe égyptien a passé ici une ligne entière : « Sa Majesté s'assit sous un des perséas, la favorite s'assit sous l'autre perséa. Quand elle fut assise, le perséa se mit à parler avec sa femme ». C'est un véritable bour- don que le scribe a commis. Dans l'original qu'il avait sous les yeux deux lignes se terminaient par le mot perséa : il a sauté la seconde.

(2) 11 y a ici une allusion à un fait mythologique : chaque soir, le soleil entrait dans la bouche de la déesse Nouit, qui concevait par même, et le lendemain matin, mettait au monde un soleil nouveau (Maspero, Études de Mythologie et d'Archéologie égyptiennes, t. II, p. 25-26).

LE CONTE DES DEUX FRERES 19

monde un enfant mâle, et on alla dire à Sa Majesté, v. s. f. : « Il t'est un enfant mâle ! » On l'apporta, on lui donna des nourrices et des remueuses (1). On se réjouit dans la Terre-Entière. On se mit à faire un jour de fête, on commença d'être en son nom (2). Sa Majesté, v. s. f. , l'aima beaucoup, beaucoup, sur l'heure, et on le salua fils royal de Kaoushou (3). Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Sa ^lajesté, v, s. f., le fit prince héritier de la Terre-Entière, Et après beaucoup de jours ensuite de cela, quand il fut resté beaucoup d'années prince héritier de la Terre-Entière, Sa Majesté, v. s. f., s'envola vers le Ciel (4). On dit : « Qu'on m'amène les grands officiers de Sa Majesté, v. s. f., que je leur fasse connaître tout, ce qui s'est passé à mon sujet ». On lui amena sa femme, il plaida contre elle par devant eux, on exécuta ce qu'ils avaient décidé. On lui amena son grand frère, et il le lit prince héritier de sa Terre-Entière. Il fut vingt ans roi d'Egypte puis il passa de la vie, et son grand frère fut en sa place le jour des funérailles. Il est fini en paix ce livre.

(1) Cette charge de « reniueuse » ou de « berceuse » était parfois rem- plie par des hommes : quelques hauts fonctionnaires de la XVIIl' dynastie en ont été investis. Le mot khnomou, qui la désigne, signifie au propre dormir, assoupir : le khnomou est donc au propre la personne qui endort l'enfant. la mondit celle qui lui donne le sein.

(2) Cette phrase obscure peut être interprétée de plusieurs façons. Elle signifie ou bien que l'on commema à imposer le nom du jeune prince aux enfants qui naquirent après lui, ou plutôt, comme le veut Lefébure {L Importance du Nom, dans Sphinx, t. I, p. 97), que le prince ayant reçu un nom commença d'entrer en pleine possession de sa personnalité ; la personne humaine n'était complète en effet que lorsqu'elle avait reçu son nom.

(3) Un des titres des princes de la famille royale. Le fils royal de Kaoushou était, à proprement parler, le gouverneur du pays de Kaoushou, c'est-à-dire de l'Ethiopie. Dans la réalité, ce titre pouvait ne pas être sim- plement honorifique : le jeune prince gouvernait lui-même, et il faisait l'apprentissage de son métier de roi dans les régions du haut Xil.

,,4) Un des euphémismes ordinaires du style otiiciel égyptien, pour dire qu'un roi est mort. On en retrouve l'équivalent au début des Mémoires de Sinouhît; cf. p. 61.

20 LE CONTE DES DEUX FRÈRES

pour le double du scribe trésorier Qagabou, du trésor de Pharaon, v. s. f., du scribe Haroui, du scribe Mar- emapît; l'a fait le scribe Ennana, le maître de ce livre. Qui- conque parle contre ce livre, Thot lui soit ennemi !

I

LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS

(xviii^ dynastie)

Le papyrus qui nous a conservé ce conte fut donné à Lepsius, il y a plus de cinquante ans, par une dame anglaise, Miss Westcar, qui l'avait rapporté elle-même d'Egypte. Acquis en 1886 par le Musée de Berlin, on en connut d'abord une analyse sommaire que publia :

A. Erman, Ein neiter Papyrus des Berliner Muséums, dans la Natio- nal-Zeituny de Berlin (n» du 14 mai 1886),

Et que reproduisirent :

A. Erman, ^Egyptenund .Egyptisch.es Leben im Altertum, in-8°, Tu- bingen, 1883-1887, p. 498-302,

Ed. Meyer, Geschichte des alten .Eyyptens, in-8", Berlin, 1887, p. 129-131.

La traduction que j'en avais donnée dans la seconde édition de ces contes était moins une version littérale qu'une adaptation faite, en partie sur une traduction allemande, en partie sur une tianscrip- tion en caractères hiéroglyphiques qu'Erman avait bien voulu me communiquer. Depuis lors une paraphrase anglaise en a été insérée par W. Flinders Pétrie dans ses Egyptian Taies, 1895, Londres, in-12, t. I, p. 97-142, et le texte lui-même a étt'- publié en fac-similé et en transcription hiéroglyphique, puis traduit en allemand par :

A. Erman, die Mœrchen des Papyrus Westcar (formant les tomes V-VI des Mittheilungen ans den Orientalischen Sammlungen), 1890, Berlin, in-4«.

Qui depuis a reproduit sa traduction avec quelques corrections dans son petit livre, Aus den Papyrus der Kômg lichen Museen, 1899, Berlin, in-8o,p. 30-42, et a inséré la transcription en hiéroglyphes

22 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS

de plusieurs passages dans son Mgyptische Chrestomathie, 1904, Berlin, in-12, p. 20-27.

Le conte aurait OXè probablement l'un des plus longs que nous eussions connus, s'il nous était parvenu entier : malheureusement, le commencement en a disparu. Il débutait par plusieurs récits de prodiges que les fils du roi Chéops racontaient à leur père l'un après l'autre. Le premier de ceux qu'on lit sur notre manuscrit est presque entièrement détruit : la formule finale subsiste seule pour nous montrer que l'action se passait au temps de Pharaon Zosiri, pro- bablement le Zosiri que nos listes royales placent dans la II [«dynastie. Les pages suivantes contenaient le récit d'un pi'odige accompli par le sorcier Oubaou-anir, sous le règne de ^■abka de la II1« dynastie. A partir du moment oii le prince Bioufrî ouvre la bouche, le récit marche sans interruption importante jusqu'à la fin du manuscrit ; il s'arrête au milieu d'une phrase, sans que nouspuissions conjecturer avec vraisemblance ce qui lui manque pour être complet. Les roman- ciers égyptiens ont des façons déconcertantes de tourner court au mo- ment où l'on s'y attend le moins, et de condenser en quelques lignes des faits que nous nous croyons obligés d'exposer longue- ment. Peut-être une ou deux pages de plus auraient suffi à nous conserver le dénouement; peut-être exigeait-il huit pages encore et comportait-il des péripéties que nous ne soupçonnons pas.

On peut se demander si la portion du roman oîi la naissance des trois premiers rois de la V<= dynastie est racontée contient un fond historique. Il est certain qu'une famille nouvelle commença de régner avec Ousirkaf : le Papyrus de Turin mettait une rubrique avant ce souverain, et il le séparait ainsi des Pharaons qui l'avaient précédé. Les monuments semblent n'admettre aucun interrègne entre Shopsiskaf et Ousirkaf ce qui nous inclinerait à penser que le chan- gement de dynastie s'opéra sans trouble. Si l'on en croyait la légende d'après laquelle Ousirkaf serait le fils de et d'une prê- tresse, il n'était pas de sang royal et il